Cet article, copié du
message n°14721
du forum, revient sur la source d’une citation qui occupe une place
toute particulière dans l’œuvre de Renaud Camus. Elle est
extraite du Stade
de Wimbledon, le premier roman de Daniele
Del Giudice, que Renaud Camus lit pendant son séjour romain
à la villa Médicis en 1985 et 1986.
Le court roman de Daniele del
Giudice
raconte dans un style minimaliste proche de celui de certains auteurs
des Éditions de Minuit (Jean-Philippe
Toussaint, par exemple) l’enquête menée par un jeune
homme sur les traces de Roberto
Balzen, un écrivain qui n’a pas écrit, ou au moins
rien publié de son vivant.
On remarquera au passage que nous ne sommes pas éloignés
ici de la
trame du Voyageur en automne, où le narrateur part
à la
recherche d’un écrivain caronien mystérieux, Ottokar
Lemka, l’auteur
d’un ouvrage mythique devenu introuvable : Conversations
dans la barque des morts. Dans le compte-rendu que Renaud Camus
fait de sa lecture dans le Journal
romain
(page 321), il remarque que le roman de Del Giudice est ambitieux, mais
insatisfaisant : « l’auteur est trop sec, (…) ce n’est
pas que le
narrateur manque d’âme, mais il manque de corps ; son livre
aussi par
voie de conséquence. » Il fait également
quelques remarques (tout à
fait justifiées) sur les errances du traducteur en
matière de
ponctuation (RC raconte dans Aguets
(page 111) que ces remarques lui vaudront une lettre furibonde de
l’irascible traducteur).
On le voit, cette lecture n’a pas
suscité un grand enthousiasme ; pourtant, Renaud Camus y
revient quelques mois plus tard (Journal
romain, page 482) :
Il y a des
dizaines de livres dont je ne me rappelle qu’une phrase tout à
fait
secondaire (et des milliers dont je ne me rappelle rien du tout). Ainsi
mon plus net souvenir du Stade de Wimbledon, de Del Giudice,
c’est qu’un personnage, une femme âgée, dit à un
jeune homme, son
visiteur, que c’est lorsque l’on vit seul qu’il faut veiller le plus
attentivement à conserver à ses repas un minimum de
décorum.
… Puis
vérification faite, cet unique souvenir même (mais
j’exagère un peu)
expose toute sa fausseté. Ce n’est pas la femme qui parle, c’est
le
jeune homme. Et il dit simplement : « Credo che bisogna
essere molto
formali nel mangiare da soli ».
Cette citation va ensuite devenir
récurrente dans l’œuvre de RC : on la retrouve ainsi (sans
traduction) en exergue de l’Esthétique
de la solitude (Ho riflettuto, ho fatto un gesto
riassuntivo : Credo che bisogna essere molto formale nel mangiare
da soli.
) ; puis, de façon assez logique, dans l’Eloge
du paraître (page 42) :
Et si nous
sommes seuls, c’est à nous-mêmes qu’il faut
paraître : « Credo che
bisogna essere molto formali nel mangiare da soli. » Ainsi
parle-t-on à
Trieste dans Lo
stadio di Wimbledon : je crois qu’il faut être très
formaliste, quand on prend seul ses repas.
On remarquera que Renaud Camus ne
reprend pas la traduction française originale (Je crois
qu’il faut être très formel quand on mange seul),
préférant sans doute éviter dans sa propre
traduction l’usage intransitif de « manger »
qu’il discute dans le Répertoire
des délicatesses du français contemporain. La
citation est reprise dans Syntaxe
(page 23), avec une traduction encore différente :
Le solitaire
n’a pas plus besoin de syntaxe que la République de savants –
à moins,
sage précaution, qu’il n’entretienne avec lui-même des
rapports très
distants, distancés, formalisés, et n’applique à
la lettre le judicieux
conseil de Daniel del Giudice, dans Lo Stadio
di Wimbledon : Il faut y mettre beaucoup de formes, quand on
dîne seul
.
Le paraître c’est
l’autre, et c’est moi en tant qu’autre : en tant que
projection dans l’avenir et idéal, si l’on veut, mais aussi en
tant que reste,
présence de la nuit, de l’être, de Dieu, de la race, de
l’Âge d’or,
d’une connaissance perdue, de l’expérience du néant, que
sais-je ? (or
justement je ne sais pas : de l’étrange, de
l’Etranger (au
cœur de soi, l’Etranger : et c’est pourquoi « il faut y
mettre beaucoup
de formes, quand on prend seul ses repas. » A fortiori quand
on les
prend en compagnie.
Renaud Camus revient sur cette
citation dans l’article Château de son
Abécédaire, Etc. (pages 41-42) :
Le château est du
côté de la forme. Tel est l’essentiel, à mon sens,
de sa signification
morale. Ou bien, pour emprunter une image aux règles de la
prosodie,
voire de la théorie du texte, ou même à l’Ouvroir
de Littérature
Potentielle, je dirai qu’il est une contrainte.
Qui n’a pas entendu, d’ailleurs, de ces propriétaires de
château, qu’on
félicite sur la beauté de leur demeure, et qui
répondent, hésitant
entre la fierté et le souci : « Oui, c’est vrai,
c’est bien beau, mais
vous savez, c’est une telle contrainte ! » Et
certes le château est une contrainte, en ce sens ; mais en
cet autre aussi qui force Georges Perec –
c’est l’exemple le plus retentissant de la contrainte
littéraire, et
celui que l’on cite toujours – à s’interdire absolument la
lettre e,
sur deux cent cinquante pages, lorsqu’il écrit La
Disparition.
Dans un autre roman, italien, celui-là, Lo Stadio di
Wimbledon, Daniele del Giudice fait dire à l’un de ses
personnages : « Credo che bisogna essere molto formali,
nel mangiare da soli. » Je crois qu’il faut y mettre
beaucoup de formes, quand on prend seul ses repas…
Je crois pour ma part qu’il faut y mettre beaucoup de formes, quand on
habite dans un château. Encore n’est-il pas absolument
nécessaire de
les y mettre, les formes : à la vérité elles
y sont déjà.
Il arrive aussi que Renaud Camus
s’amuse de cette récurrence et instaure un lien de connivence
avec son lecteur en pratiquant la
citation en intaille, comme dans ce passage du Journal 2002, Outrepas
(page 179) :
Ainsi la vieille horreur
bourgeoise (ou « cultivée ») pour l’usage
intransitif du verbe manger
(« T’as d’jà mangé ? »,
« Venez manger à la maison, un de ces
jours »,
« On a mangé avec lui, la semaine
dernière ») est-elle chargée de sens
après tout (comme toujours les questions de langue : manger,
c’est la Révolution en marche, avec la Terreur au bout – l’homme
civilisé (celui qui ne veut pas de la Terreur, de
l’animalité en lui et
en l’autre), déjeune, dîne ou prend
un repas,
c'est-à-dire qu’il introduit (même et peut-être
surtout quand il est
seul (manque ici une citation de del Giudice)) de la
re-présentation
dans la nécessité toute contingente et
« animale » de se sustenter ; du
théâtre sans théâtre dans ses rapports avec
lui-même, les autres et la
Cité.
On le voit, si cette phrase tout
à fait
secondaire dans le roman original a retenu de façon aussi
récurrente
l’attention de Renaud Camus, c’est avant tout parce qu’elle renvoie
à
un thème central dans son œuvre : l’importance
de la forme, du rite, du protocole, comme antithèses de
l’idéologie du « sympa », ce
mot-clé de « la civilisation
petite-bourgeoise ».