Ho riflettuto, ho fatto un gesto riassuntivo

par Emmanuel Fontana
1er février 2007

Texte original recopié du Site des Lecteurs de Renaud Camus.


Cet article, copié du message n°14721 du forum, revient sur la source d’une citation qui occupe une place toute particulière dans l’œuvre de Renaud Camus. Elle est extraite du Stade de Wimbledon, le premier roman de Daniele Del Giudice, que Renaud Camus lit pendant son séjour romain à la villa Médicis en 1985 et 1986.

Le court roman de Daniele del Giudice raconte dans un style minimaliste proche de celui de certains auteurs des Éditions de Minuit (Jean-Philippe Toussaint, par exemple) l’enquête menée par un jeune homme sur les traces de Roberto Balzen, un écrivain qui n’a pas écrit, ou au moins rien publié de son vivant. On remarquera au passage que nous ne sommes pas éloignés ici de la trame du Voyageur en automne, où le narrateur part à la recherche d’un écrivain caronien mystérieux, Ottokar Lemka, l’auteur d’un ouvrage mythique devenu introuvable : Conversations dans la barque des morts. Dans le compte-rendu que Renaud Camus fait de sa lecture dans le Journal romain (page 321), il remarque que le roman de Del Giudice est ambitieux, mais insatisfaisant : « l’auteur est trop sec, (…) ce n’est pas que le narrateur manque d’âme, mais il manque de corps ; son livre aussi par voie de conséquence. » Il fait également quelques remarques (tout à fait justifiées) sur les errances du traducteur en matière de ponctuation (RC raconte dans Aguets (page 111) que ces remarques lui vaudront une lettre furibonde de l’irascible traducteur).

On le voit, cette lecture n’a pas suscité un grand enthousiasme ; pourtant, Renaud Camus y revient quelques mois plus tard (Journal romain, page 482) :
Il y a des dizaines de livres dont je ne me rappelle qu’une phrase tout à fait secondaire (et des milliers dont je ne me rappelle rien du tout). Ainsi mon plus net souvenir du Stade de Wimbledon, de Del Giudice, c’est qu’un personnage, une femme âgée, dit à un jeune homme, son visiteur, que c’est lorsque l’on vit seul qu’il faut veiller le plus attentivement à conserver à ses repas un minimum de décorum.

… Puis vérification faite, cet unique souvenir même (mais j’exagère un peu) expose toute sa fausseté. Ce n’est pas la femme qui parle, c’est le jeune homme. Et il dit simplement : « Credo che bisogna essere molto formali nel mangiare da soli ».
Cette citation va ensuite devenir récurrente dans l’œuvre de RC : on la retrouve ainsi (sans traduction) en exergue de l’Esthétique de la solitude (Ho riflettuto, ho fatto un gesto riassuntivo : Credo che bisogna essere molto formale nel mangiare da soli.) ; puis, de façon assez logique, dans l’Eloge du paraître (page 42) :
Et si nous sommes seuls, c’est à nous-mêmes qu’il faut paraître : « Credo che bisogna essere molto formali nel mangiare da soli. » Ainsi parle-t-on à Trieste dans Lo stadio di Wimbledon : je crois qu’il faut être très formaliste, quand on prend seul ses repas.
On remarquera que Renaud Camus ne reprend pas la traduction française originale (Je crois qu’il faut être très formel quand on mange seul), préférant sans doute éviter dans sa propre traduction l’usage intransitif de « manger » qu’il discute dans le Répertoire des délicatesses du français contemporain. La citation est reprise dans Syntaxe (page 23), avec une traduction encore différente :
Le solitaire n’a pas plus besoin de syntaxe que la République de savants – à moins, sage précaution, qu’il n’entretienne avec lui-même des rapports très distants, distancés, formalisés, et n’applique à la lettre le judicieux conseil de Daniel del Giudice, dans Lo Stadio di Wimbledon : Il faut y mettre beaucoup de formes, quand on dîne seul.
La formulation sera encore remaniée dans le Journal 1995 (La Salle des Pierres, page 173) :
Le paraître c’est l’autre, et c’est moi en tant qu’autre : en tant que projection dans l’avenir et idéal, si l’on veut, mais aussi en tant que reste, présence de la nuit, de l’être, de Dieu, de la race, de l’Âge d’or, d’une connaissance perdue, de l’expérience du néant, que sais-je ? (or justement je ne sais pas : de l’étrange, de l’Etranger (au cœur de soi, l’Etranger : et c’est pourquoi « il faut y mettre beaucoup de formes, quand on prend seul ses repas. » A fortiori quand on les prend en compagnie.
Renaud Camus revient sur cette citation dans l’article Château de son Abécédaire, Etc. (pages 41-42) :
Le château est du côté de la forme. Tel est l’essentiel, à mon sens, de sa signification morale. Ou bien, pour emprunter une image aux règles de la prosodie, voire de la théorie du texte, ou même à l’Ouvroir de Littérature Potentielle, je dirai qu’il est une contrainte.

Qui n’a pas entendu, d’ailleurs, de ces propriétaires de château, qu’on félicite sur la beauté de leur demeure, et qui répondent, hésitant entre la fierté et le souci : « Oui, c’est vrai, c’est bien beau, mais vous savez, c’est une telle contrainte ! » Et certes le château est une contrainte, en ce sens ; mais en cet autre aussi qui force Georges Perec – c’est l’exemple le plus retentissant de la contrainte littéraire, et celui que l’on cite toujours – à s’interdire absolument la lettre e, sur deux cent cinquante pages, lorsqu’il écrit La Disparition.

Dans un autre roman, italien, celui-là, Lo Stadio di Wimbledon, Daniele del Giudice fait dire à l’un de ses personnages : « Credo che bisogna essere molto formali, nel mangiare da soli. » Je crois qu’il faut y mettre beaucoup de formes, quand on prend seul ses repas… Je crois pour ma part qu’il faut y mettre beaucoup de formes, quand on habite dans un château. Encore n’est-il pas absolument nécessaire de les y mettre, les formes : à la vérité elles y sont déjà.
Il arrive aussi que Renaud Camus s’amuse de cette récurrence et instaure un lien de connivence avec son lecteur en pratiquant la citation en intaille, comme dans ce passage du Journal 2002, Outrepas (page 179) :
Ainsi la vieille horreur bourgeoise (ou « cultivée ») pour l’usage intransitif du verbe manger (« T’as d’jà mangé ? », « Venez manger à la maison, un de ces jours », « On a mangé avec lui, la semaine dernière ») est-elle chargée de sens après tout (comme toujours les questions de langue : manger, c’est la Révolution en marche, avec la Terreur au bout – l’homme civilisé (celui qui ne veut pas de la Terreur, de l’animalité en lui et en l’autre), déjeune, dîne ou prend un repas, c'est-à-dire qu’il introduit (même et peut-être surtout quand il est seul (manque ici une citation de del Giudice)) de la re-présentation dans la nécessité toute contingente et « animale » de se sustenter ; du théâtre sans théâtre dans ses rapports avec lui-même, les autres et la Cité.
On le voit, si cette phrase tout à fait secondaire dans le roman original a retenu de façon aussi récurrente l’attention de Renaud Camus, c’est avant tout parce qu’elle renvoie à un thème central dans son œuvre : l’importance de la forme, du rite, du protocole, comme antithèses de l’idéologie du « sympa », ce mot-clé de « la civilisation petite-bourgeoise ».


Emmanuel Fontana