Cessate
d'uccidere i morti,
Non gridate più, non gridate
Se li volete ancora udire,
Se sperate di non perire.
Hanno
l'impercettibile sussurro,
Non fanno più rumore
Del crescere dell'erba,
Lieta dove non passa l'uomo.
Giuseppe Ungaretti Il
Dolore
Cette page est consacrée au
développement d’ une
référence pirandellienne dans quelques œuvres de
Renaud Camus. Il s’agit de l’idée selon
laquelle les vivants doivent aussi voir le monde avec les yeux des
morts afin que le souvenir de ceux qui ne sont plus demeure vivant et
concret en eux. Il s’agit d’un thème central dans l’œuvre de Pirandello ;
il est parfaitement exprimé dans les dernières lignes de
la nouvelle Colloquii con i personaggi (Colloques avec
des personnages), que Paolo et Vittorio
Taviani ont adapté dans leur film Kaos
sous le titre Colloquio con la madre (Entretien avec la
mère).
Dans cette nouvelle, le narrateur, qui se confond ici avec l’auteur,
revient en Sicile dans sa maison natale d’Agrigente et perçoit
soudain
à ses côtés la présence de sa mère
morte :
…Non sono io forse viva sempre
per te?
– Oh, Mamma, sì! - io le dico. – Viva, viva, sì… ma non
è questo!
Io potrei ancora, se per pietà mi fosse stato nascosto, potrei
ancora
ignorare il fatto della tua morte, e immaginarti, come t'immagino, viva
ancora laggiù, seduta su codesto seggiolone nel tuo solito
cantuccio,
piccola, coi nipotini attorno, o intenta ancora a qualche cura
familiare. Potrei seguitare a immaginarti così, con una
realtà di vita
che non potrebbe esser maggiore: quella stessa realtà di vita
che per
tanti anni, così da lontano, t'ho data sapendoti realmente
seduta là in
quel tuo cantuccio. Ma io piango per altro, Mamma! Io piango
perché tu,
Mamma, tu non puoi più dare a me una realtà! E' caduto a
me, alla mia
realtà, un sostegno, un conforto. Quando tu stavi seduta
laggiù in quel
tuo cantuccio, io dicevo: “Se Ella da lontano mi pensa, io sono vivo
per lei”. E questo mi sosteneva, mi confortava. Ora che tu sei morta,
io non dico che non sei più viva per me; tu sei viva, viva
com'eri, con
la stessa realtà che per tanti anni t'ho data da lontano,
pensandoti,
senza vedere il tuo corpo, e viva per sempre sarai finché io
sarò vivo;
ma vedi? è questo, è questo, che io, ora, non sono
più vivo, e non sarò
vivo per te mai più! Perché tu non puoi più
pensarmi com'io ti penso,
tu non puoi più sentirmi com'io ti sento! E ben per questo,
Mamma, ben
per questo quelli che si credono vivi credono anche di piangere i loro
morti e piangono invece una loro morte, una loro realtà che non
è più
nel sentimento di quelli che se ne sono andati. Tu l'avrai sempre,
sempre, nel sentimento mio: io, Mamma, invece, non l'avrò
più in te. Tu
se qui; tu m'hai parlato: sei proprio viva qui, ti vedo, vedo la tua
fronte, i tuoi occhi, la tua bocca, le tue mani; vedo il corrugarsi
della tua fronte, il battere dei tuoi occhi, il sorriso della tua
bocca, il gesto delle tue povere piccole mani offese; e ti sento
parlare, parlare veramente le parole tue: perché sei qui davanti
a me
una realtà vera, viva e spirante; ma che sono io, che sono
più io, ora,
per te? Nulla. Tu sei e sarai per sempre la Mamma mia; ma io? Io,
figlio, fui e non sono più, non sarò più…
L'ombra s'è fatta tenebra nella stanza. Non mi vedo e non mi
sento
più. Ma sento come da lontano lontano un fruscio lungo,
continuo, di
fronte, che per poco m'illude e mi fa pensare al sordo fragorio del
mare, di quel mare presso al quale vedo ancora mia madre. Mi alzo;
m'accosto a una delle finestre. Gli alti giovani fusti d'acacia del mio
giardino, dalle dense chiome, indolenti s'abbandonano al vento che li
scapiglia e par debba spezzarli. Ma essi godono femineamente di
sentirsi così aprire e scomporre le chiome e seguono il vento
con
elastica flessibilità. E' un moto d'onda o di nuvola, e non li
desta
dal sogno che chiudono in sé. Sento dentro, ma come da lontano,
la sua
voce che mi sospira :
“Guarda le cose anche con gli occhi di quelli che non le vedono
più! Ne avrai un rammarico, figlio, che te le renderà
più sacre e più
belle”.
…Est-ce que par hasard je ne serais pas toujours vivante pour
toi ?
– Oh oui, maman ! lui dis-je. Vivante, vivante, oui… mais ce n’est
pas cela ! Je pourrais encore, si on me l’avait caché par
pitié,
ignorer ta mort et t’imaginer comme je t’imagine encore vivante
là-bas,
assise au fond de ton grand fauteuil dans ton coin habituel, toute
menue avec tes petits enfants autour de toi ou encore occupée
à quelque
tâche domestique. Je pourrais continuer à t’imaginer
ainsi, revêtue
d’une réalité de vie impossible à surpasser :
cette réalité de vie même
qu’ainsi de loin, durant tant d’années, je t’ai donnée en
te sachant
réellement assise là dans ton coin. Mais c’est pour autre
chose que je
pleure, maman. Je pleure parce que toi, maman, tu ne peux plus me
donner une réalité. Il me manque, il manque à ma
réalité un soutien, un
encouragement. Lorsque tu étais assise là bas dans ton
coin, je
disais : « Si elle me pense de loin, je suis vivant
pour elle. » Et
cela me soutenait, m’encourageait. Maintenant que tu es morte, je ne
dis pas que tu n’es plus vivante pour moi : tu es vivante, vivante
comme tu l’étais, revêtue de cette réalité
même que de loin, durant
tant d’années, je t’ai donnée en te pensant, sans voir
ton corps, et
vivante tu le seras ainsi toujours tant que je vivrai. Mais tu vois,
c’est que moi maintenant je ne suis plus vivant et ne le serai plus
jamais pour toi. Car tu ne peux plus me penser comme je te pense, tu ne
peux plus m’avoir en affection comme je t’ai en affection. C’est bien
pourquoi, maman chérie, c’est bien pourquoi ceux qui nous
croient
vivants croient aussi pleurer leurs morts alors qu’ils pleurent une de
leurs morts, une de leurs réalités qui ne se trouve plus
dans
l’affection de ceux qui s’en sont allés : tu en jouiras
toujours,
toujours au sein de mon affection pour toi ; moi, maman, au
contraire
je n’en jouirai plus en toi. Tu es ici, tu m’as parlé : tu
es vraiment
vivante ici, je te vois, je vois ton front, tes yeux, ta bouche, tes
mains ! Je vois le froncement de ton front, le battement de tes
paupières, le sourire de ta bouche, le mouvement de tes pauvres
petites
mains blessées et je t’entends parler, prononcer vraiment tes
mots à
toi, parce que tu es ici devant moi une réalité vraie,
vivante,
respirante. Mais que suis-je, moi, que suis-je encore maintenant pour
toi ? Rien. Tu es et tu seras à jamais ma maman ; mais
moi ? Moi, le
fils, je l’ai été et ne le suis plus, ne le serai plus…
L’ombre s’est épaissie en ténèbres dans la
pièce. Je ne me vois
plus, ne m’entends plus. Mais comme de très loin me parvient un
long
bruissement ininterrompu de feuillages qui pour un peu abuserait mes
sens en me faisant penser au fracas sourd de la mer, cette mer
auprès
de laquelle je vois encore ma mère.
Je me lève, je m’approche d’une des fenêtres. Dans mon
jardin les
hauts jeunes troncs d’acacias aux denses frondaisons s’abandonnent avec
indolence au vent qui les échevelle et semble devoir les briser.
Mais
ils éprouvent une jouissance toute féminine à
sentir leurs frondaisons
s’ouvrir et connaître le désordre, et flexibles,
élastiques, ils
obéissent au vent. Mouvement de vagues ou de nuages qui ne les
éveille
pas du songe qu’ils tiennent enfermé en eux.
J’entends en moi, mais comme arrivant de très loin, sa voix qui
soupire à mon oreille :
– Les choses, regarde-les aussi avec les yeux de ceux qui ne les
voient plus. Tu en auras un regret, mon fils, qui te les rendra plus
sacrées et plus belles.
(traduction : Georges Piroué, édition
Quarto-Gallimard des Nouvelles complètes (2000))
On retrouve plusieurs fois cette
référence aux « yeux des morts »
dans Roman
Furieux (1987), pages 112-113 ; il s’agit d’un dialogue
entre Roman et Homen :
– Pas un être vivant ne se
souvient d’avoir entendu un rire, un cri, un soupir dans ces parages.
– Cette idée vous trouble ?
– Evidemment. Pas vous ?
– Peut-être, un peu, pas pour l’instant. C’est à vous que
je trouve
des idées bien sombres. La nuit, sans doute, oui, tout ça
me
troublerait, surtout si vous continuez à me parler d’assassins
et de
fantômes.
– Non, pas des fantômes, enfin pas des fantômes de
châteaux
écossais, mais les morts, oui, ceux qu’on a connus, qu’on a
aimés, ou
tout simplement ceux qui ont vécu là, à certains
endroits comme
celui-ci. Vous n’y pensez jamais ?
– Euh, non, pas tellement. Enfin, si, à deux ou trois morts
particuliers, ça oui, bien sûr.
– Pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire… Enfin, si, aussi.
Mais ce n’est pas forcément triste, au contraire. Moi, je pense
à ça
constamment, devant les paysages, les tableaux, à certains
morts, à
Moran, par exemple, tenez, ou à des absents, bien sûr… Je
me demande ce
qu’ils penseraient, s’ils seraient aussi émus que moi, ce que
serait
leur opinion, leur plaisir, s’ils seraient heureux. J’essaie de voir
pour eux, avec eux. Il y a ça dans une nouvelle de Pirandello,
ça
m’avait beaucoup ému, parce que c’est exactement ce que je
ressens :
que nous sommes les yeux des morts. C’est pour ça que je suis
tellement
furieux, en voyage, contre les gens qui ne regardent rien, ou qui ont
un regard bête, mou, passif, sans impatience, sans
désir ; comme ces
touristes, à Paris, souvenez-vous : ils regardent
Notre-Dame ou la
Sainte-Chapelle, et encore, parce que leur guide en parle, mais ils ne
jettent pas un coup d’œil aux hôtels du Marais ou de l’Île
Saint-Louis,
si par hasard ils passent devant. Il faut penser toujours que nous
sommes le regard des morts, et qu’il y a des milliers de gens qui ne
voient plus qu’à travers nos yeux ; ou bien deux ou trois
personnes que
nous aimions, Moran, Zoltaÿ, mon père, votre mère…
Il en est encore question un peu
plus loin dans le roman (page 329) ; Roman et Homen sont au
Portugal, à Estoril :
Le fantôme de Pessoa,
quoi qu’il en soit, ne les quitte plus. Sur la foi de quelques
anecdotes ou photographies retrouvées, ils vont à des
rendez-vous qu’il
leur donne devant tel comptoir de bar ou bureau de tabac, à des
tables précises des cafés du centre,
sous les arcades de la place du Commerce. Dans la brise d’automne, le
col de leurs gabardines relevé sous leurs chapeaux, ils
descendent à
son pas le Chiado.
Dans toute la ville ils l’ont à leur côté. Sur les
rues que peut-être
il aima, et qu’il maudit, sur le théâtre Saint-Charles,
sur le fleuve,
sur le môle désert, sur un paquebot qui fait son
entrée dans le port,
ils lui offrent leur regard. Souvenez-vous : nous sommes les yeux
des
morts.
On peut également citer ce
passage des Elégies pour quelques-uns (pages
76-77) :
Certains lieux
nous empoignent d’emblée, parce qu’ils nous prennent en
pitié et qu’ils
ont la mansuétude de se montrer à nous, la
première fois, la seule, qui
sait, tels que sans nous ils auraient l’air de nous attendre, et
paraîtraient nous être fidèles. Rien, en Sicile,
sauf peut-être Ségeste
après qu’un bref et très violent orage m’avait
laissé seul sur sa lande, ne m’a tant ému que la place
principale de Ragusa Ibla,
très en pente, étroite, irrégulière et
close, allongeant son unique
ligne de très hauts palmiers sous les hauts degrés
allongés de sa
lourde église
San Giorgio,
qu’on dirait prête à l’envol, tant elle met de sinueuse
complaisance,
tout ample matrone qu’elle soit, à s’offrir à l’espace,
à venir au
devant de l’air, à déployer les voiles de ses statues,
à crier son
amour du vent. Sans doute avais-je été
préparé, pour m’éprendre de
cette esplanade, par telle séquence d’un beau film qui la
montre, le Kaos
des frères Taviani, qu’inspirent plusieurs nouvelles de
Pirandello,
dont celle où brille cette idée troublante, que nous
sommes les yeux
des morts, et que nous devons tout regarder avec d’autant plus
d’attention et d’amour que nous voyons pour eux, à leur place.
Enfin, dans le Journal 1994, La
Campagne de France, Renaud Camus revient sur le film des
Taviani en citant à nouveau la même
référence (page 254) :
Ce soir, Kaos,
des frères Taviani, d’après Pirandello : beaux
paysages, belles places,
beaux hommes. Quand un ciné-club de Bordeaux m’avait
demandé de venir
présenter un film de mon choix, c’est Kaos que j’avais
choisi. Mais aucune copie n’était disponible. Je m’étais
rabattu sur The Dead,
qui n’est pas si éloigné après tout. Les deux
œuvres s’achèvent l’une
et l’autre sur la grande mélopée lyrique. Et cette fin de
Kaos,
où l’on apprend que nous sommes les yeux des morts, c’est jusque
là que
je m’élève, et pas beaucoup plus haut, dans l’ordre de la
poésie et
celui de la pensée.
On aura remarqué que dans
ce passage du Journal 1994, Renaud Camus associe Kaos
à The
Dead, le dernier film de John Huston, adapté de l’une des
nouvelles des Dubliners,
de Joyce. A propos de la « grande mélopée
lyrique » sur laquelle se
terminent les deux films, voici les dernières lignes de la
nouvelle de
Joyce que Huston reprend en voix-off dans la séquence finale de The
Dead ;
elles sont bien significatives du lien mystérieux qui unit ces
deux
œuvres par ailleurs si diverses par les lieux et les personnages
qu’elles évoquent :
Generous tears
filled Gabriel's eyes. He had never felt like that himself towards any
woman, but he knew that such a feeling must be love. The tears gathered
more thickly in his eyes and in the partial darkness he imagined he saw
the form of a young man standing under a dripping tree. Other forms
were near. His soul had approached that region where dwell the vast
hosts of the dead. He was conscious of, but could not apprehend, their
wayward and flickering existence. His own identity was fading out into
a grey impalpable world: the solid world itself, which these dead had
one time reared and lived in, was dissolving and dwindling.
A few light taps upon the pane made him turn to the window. It had
begun to snow again. He watched sleepily the flakes, silver and dark,
falling obliquely against the lamplight. The time had come for him to
set out on his journey westward. Yes, the newspapers were right: snow
was general all over Ireland. It was falling on every part of the dark
central plain, on the treeless hills, falling softly upon the Bog of
Allen and, farther westward, softly falling into the dark mutinous
Shannon waves. It was falling, too, upon every part of the lonely
churchyard on the hill where Michael Furey lay buried. It lay thickly
drifted on the crooked crosses and headstones, on the spears of the
little gate, on the barren thorns. His soul swooned slowly as he heard
the snow falling faintly through the universe and faintly falling, like
the descent of their last end, upon all the living and the dead.
Des larmes
généreuses emplissaient les yeux de Gabriel. Il n’avait
jamais lui-même
rien éprouvé de tel pour une femme, mais il savait qu’un
tel sentiment
devait être l’amour. Les larmes se pressèrent plus drues,
et dans la
demi-obscurité il crut voir la forme d’un adolescent debout sous
un
arbre dégoulinant de pluie. D’autres formes étaient
à proximité. Son
âme s’était approchée de cette région
où demeurent les vastes cohortes
des morts. Il avait conscience de leur existence capricieuse et
vacillante, sans pouvoir l’appréhender. Sa propre
identité s’effaçait
et se perdait dans la grisaille d’un monde impalpable : ce monde
bien
matériel que ces morts avaient un temps édifié et
dans lequel ils
avaient vécu était en train de se dissoudre et de
s’amenuiser.
Quelques petits coups légers sur la vitre le firent se tourner
vers la fenêtre. Il avait recommencé à neiger. Il
suivit d’un œil
ensommeillé les flocons argentés et sombres qui tombaient
obliquement
dans la lumière du réverbère. Le temps
était venu pour lui
d’entreprendre son voyage vers l’Ouest. Oui, les journaux avaient
raison : la neige était générale sur toute
l’Irlande ? La neige tombait
sur chaque partie de la sombre plaine centrale, sur les collines sans
arbres, tombait doucement sur le marais d’Allen et, plus loin vers
l’Ouest, doucement tombait sur les sombres vagues rebelles du Shannon.
Elle tombait, aussi, en chaque point du cimetière solitaire
perché sur
la colline où Michael Furey était enterré. Elle
s’amoncelait drue sur
les croix et les pierres tombales tout de travers, sur les fers de
lance du petit portail, sur les épines
dépouillées. Son âme se pâmait
lentement tandis qu’il entendait la neige tomber, évanescente,
à
travers tout l’univers, et, telle la descente de leur fin
dernière,
tomber, évanescente, sur tous les vivants et les morts.
(traduction : Jacques Aubert Gens de Dublin, Gallimard)
En poursuivant le jeu (en
l'occurrence très
fondé et très rigoureux) des associations,
peut-être serait-il bon de
greffer ici, si l'on savait comment, un extrait musical, le
tout début, par exemple, de Into
the Twilight,
poème symphonique de la jeunesse de Bax, qui "évoque" une
en-allée vers
le crépuscule, à travers les montagnes de l'Ouest de
l'Irlande.