Ç'était donc ça...
recension de Du sens, de Renaud Camus, parue dans Les Cahiers des Lettres Modernes, mai-juin 2002,
Par Laurent Garnaud
Ç'était donc ça, Renaud Camus... Par quoi je veux dire, évidemment : ainsi ce n'était que ça... Il faut au moins reconnaître un vrai mérite à la dernière livraison de cet écrivain incontinent : après Du sens, la question est réglée (pour ceux qui se la posaient encore).
Camus le Petit a longtemps fait partiellement illusion, au moins à quelques dizaines de lecteurs scrupuleux. Bien sûr, et même parmi ceux-là, tout le monde était à peu près d'accord pour estimer que les innombrables ouvrages dont ce tâcheron des Lettres inonde depuis un quart de siècle le public indifférent, au rythme de trois ou quatre par an, étaient tout à fait mauvais, et le plus souvent exécrables. Je pense en tout premier lieu à l'inénarrable Roman Roi et à ses séquelles, la floppée pathétique des Chasseur en automne, Voyageur épuisé et autres Désir de lumières, presque touchants, tous, dans leur poursuite désespérée d'un semblant d'intrigue, de consistance et de ton qui permette à l'auteur de tirer à la ligne, et trois sous à son éditeur. Mais je ne songe pas moins à ces ultimes resucées d'un Nouveau Roman épuisé, vidé de toute nécessité, par lesquels notre caméléon inaugura sa laborieuse carrière. Ni à ces prétentieuses "Elegies" où les pauvres Virgile, Tibulle, Apollinaire ou Emmanuel Hocquard reparaissent desséchés à mort sous les espèces d'articles didactiques, arrachés à des encyclopédies dépareillées, et de toute façon peu fiables. Passons en nous bouchant le nez sur l'interminable Journal : on sait que le lecteur imprudent, qui se demande ce qu'il fait là et comment s'en sortir, ne s'y voit épargné ni un pet de travers ni un bouton d'herpès, ni la moindre erreur de fourchette de la femmes du notaire, lors de dîners de sous préfecture (et il faut l'entendre au pied de la lettre) : le tout servi dans le style inexorable des dictées Troisième République, qui veut à tout force que les efforts soient méritoires, les tentatives désespérées, les ambitions condamnées d'avance, les insomnies carabinées et les forteresses ruinatiques (sic). Nous étions d'ailleurs quelques-uns à nous demander, convenons-en, comment l'honorable maison P.O.L, qui a tout de même quelques vraies réussites à son actif, pouvait s'accommoder sans rougir ou pouffer de ces romans ni faits ni à faire, de ces essais tournés courts et de ces poèmes en prose bureaucratique, sans parler de ces annales qu'on ne sait comment écrire. De ces dernières elle a tout de même réussi à se débarrasser, sous le prétexte grandiloquent d'un conflit idéologique dont on comprend mal pourquoi il n'aurait pas surgi plus tôt.
La prestigieuse maison d'édition, justement, ajoutée à quelques autres indices paratextuels aussi contradictoires qu'agaçants, entrait pour beaucoup dans le petit doute qui demeurait. Car doute il y avait bien, quoique léger. Ces livres étaient mauvais, incontestablement, mais mauvais d'une certaine façon, tout de même. Même dans le registre de la médiocrité, pour rester poli, ils n'étaient pas francs du collier. Même en tant qu'ouvrages déplorables, et presque assumés comme tels, ils laissaient au lecteur un goût d'inachevé. De même qu'on hésite à se montrer tout à fait enthousiastes, face à de certaines oeuvres admirables, parce qu'on soupçonne qu'il y a un truc et qu'on pourrait bien se faire avoir, de même, face aux pavés divers et pensums réguliers de ce Camus du pauvre, on hésitait à se montrer tout-à-fait méprisants, parce qu'on subodorait qu'ils recelaient un piège. On se disait que cet auteur, d'évidence incapable même de faux chefs-d'oeuvre, avait peut-être une invention à son crédit, malgré tout, une invention de peu d'utilité, sans doute, mais conceptuellement nécessaire, pour que toutes les cases soient remplies : le faux navet, le nanard artificiel, le livre nul à tous les niveaux mais qui entre les niveaux serait tout de même autre chose que ce dont il a l'air, rien de bien sensationnel il va sans dire mais pas exactement ce néant breveté qui frappait l'oeil, et le cerveau.
Après tout cet écrivain-là ne s'était-il pas présenté devant nous, ou devant nos parents, paré de la recommandation ambiguë d'un Roland Barthes, pour ce qu'elle vaut ? N'arrivait-il pas dans les librairies et sur nos rayons sous la couverture élégante de l'éditeur de Pérec, et de Michelle Grangaud ? Ne faisait-il pas l'objet, malgré son compréhensible insuccès, d'incompréhensibles hommages, comme un numéro spécial de revue universitaire, fût-elle belge, ou un colloque à Yale, fût-il aussitôt désavoué par Yale ? Nous nous disions qu'il se pouvait bien que quelque chose nous échappât. Même après avoir reconnu en la "bathmologie" l'appareil simplet qu'elle était, nous nous sentions pas tout à fait à l'abri d'un de ses ruses. Et si le trente-sixième dessous flagrant de la qualité littéraire allait déboucher tout droit sur le Parnasse, ou le Top Ten ? Nous aurions eu l'air malins !
Et puis cette affaire ridicule, "l'affaire Camus" : est-ce que ce n'était pas aussi une espèce d'hommage, à sa façon ? Pourquoi pareil tapage, en effet, autour d'un écrivaillon que personne ne lit, d'évidence insignifiant, ignoré de tous et ne se comprenant pas lui-même, pour la simple raison qu'il n'y rien à comprendre ? Si la République et la démocratie n'avaient pas d'autre ennemi à se mettre sous la dent, elles pouvaient dormir sur leurs deux oreilles. Même les crimes qu'on lui imputait semblaient trop grands pour lui. Non qu'il n'en fût capable moralement, et même ne les eût commis, mais sans les concevoir pour ce qu'ils étaient : nés plutôt de sa confusion d'esprit, de son défaut d'oreille et de coeur, d'un mélange enfantin de bravades matamoresques et d'inaptitude intellectuelle à percevoir les véritables enjeux d'une situation historique, et les résonances douloureuse des mots. Le raffut devait avoir une autre cause. D'évidence il était disproportionné à cette insignifiance radoteuse. On nous cachait quelque chose. Cet écrivain devait être un peu plus qu'il n'y paraissait, ou peut-être un peu moins : autre chose, en tout cas, et qui nous empêchait, nous les scrupuleux, de nous en débarrasser pour de bon et de n'y plus penser, ainsi que nous en étions tentés pourtant lorsque deux fois par an venait clapoter à nos pieds le flot malodorant de sa production irrépressible.
Voici la vague de trop, cependant, celle qui nous délivre à jamais : le clapotement qu'il ne fallait pas. Ce n'est pas que le doute n'est plus permis, c'est qu'il ne sait plus où se mettre. Avec Du sens Camus s'explique, le malheureux ! Il ne laisse pas irretourné un seul galet du rivage ! Nous disposons de sa conception du monde, noir sur blanc, de sa politique universelle, de sa morale (si on peu salir le mot à cet usage), et même de sa philosophie - laquelle consiste surtout à ne rien savoir de la philosophie, à ne rien comprendre à ce rien, mais à l'étaler en couches épaisses sur des centaines de pages.
Ah ! Il faut voir Camus vous expliquer Platon, muni de son manuel des lycées et collèges ! Puis, à peine a-t-il a posé sur ce sommet-là au sortir du téléphérique, moustaches en crocs, il s'attaque au massif Pascal, il vainc le pic Gadamer, il escalade les Stoïciens, Pyrrhon et Heidegger, le tout en sifflotant des airs martiaux. Même l'aiguille Deleuze ne l'effraie pas. C'est qu'il vous expliquerait Deleuze à Deleuze, ce Tartarin des cimes ! Mais il faut reconnaître qu'il ne se collette qu'aux morts, sans doute par peur de l'écho.
Ce qui a manqué à Jean-Marie Le Pen lors de ses aventures récentes, c'est un penseur à son échelle. Il n'a pas trouvé son Malraux. Que ne fait-il des avances à Camus-le-Petit, qui juge comme lui qu'il y a Français et Français? Tout serait merveilleusement à proportion...
Laurent Garnaud