«P.A.» ou le LIVRE selon Camus
Par Sjef HouppermansRepose oh Phydilé...
Duparc/Leconte de Lisle
Précisons d'emblée, à l'usage de tout lecteur qui se précipite sur ce texte, qu'il convient de lire «selon Renaud Camus», détail qui risque d'entamer sérieusement la cohorte des curieux. La gloire d'Albert Camus déteint en effet depuis des lustres sur la renommée de l'auteur d'Eté, tandis que la prose de Tricks ne rehausse que passagèrement l'éclat des parages de Tipasa. (1) Pourtant l'oeuvre de Renaud Camus commencée en 1975 et qui se compose aujourd'hui d'une trentaine de volumes a attiré plusieurs groupes de lecteurs fidèles s'enthousiasmant tantôt pour tel volet de son écriture, tantôt pour tel autre. Une première caractéristique de cet auteur serait effectivement l'envergure de ses textes, les multiples formes que cultive sa plume, sa polyvalence. Et ces différents champs d'activité ne séduisent pas forcément les mêmes personnes.
Publiant dans un premier temps aux Editions Flammarion dans la Collection "Textes", berceau de toute une avant-garde, Camus y lance ses Eglogues (1975-1982) qui se situent résolument dans la continuité des recherches formelles, thématiques et compositionnelles du Nouveau Roman, du Nouveau Nouveau Roman ou de Tel Quel (qu'on pense par exemple aux écrits de cette époque signés Robbe-Grillet, Butor, Ollier ou encore Maurice Roche). Les quatre tomes de cette série s'intitulent successivement Passage, Echange, Travers et Eté (Travers II) et il est tout à fait significatif que si le premier livre s'avoue être de la main de Renaud Camus, le second porte comme nom d'auteur Denis Duparc, tandis que le diptyque de Travers affiche deux couples de "responsables" : Renaud Camus & Tony Duparc pour le premier tome et Jean-Renaud Camus & Denis Duvert pour le second. Camus a longtemps annoncé une suite de cette série qui aurait dû comporter 7 volumes, mais il paraît préférer laisser cette issue en suspens, ce qui correspond à une certaine logique car les quatre textes parus peuvent très bien se lire comme un tout qui répond à une économie précise d'écriture selon son échafaudage tout en échos, redoublements, déviations et retours où la fin de l'été se retrouve dans ses fruits et s'absente dans ses futures brumes. La mise en question de l'auteur ne s'y signale pas seulement dans la pléthore des signatures ; elle se solidifie également dans une écriture qui répond au titre de l'ensemble, "gerbe" de textes venant d'ailleurs. Il s'agit en effet d'un vaste collage de citations provenant de tout bord, de textes littéraires aussi bien que de discours divers, en plusieurs langues et maints niveaux de style, errances où la source ne se repère pas d'évidence, textes qui constituent l'écrivant tout en l'aliénant, où il glisse sa biographie entre les décors d'autrui et s'aperçoit comment cette voix de l'autre le dit et le sème. Tous les éléments de ces textes vont participer en outre à un vaste jeu de mixage et de combinaisons multiples saturant à outrance le sens de l'écrit qui semble fuir ainsi son abîme central de perte et de vacuité. (2)
Les deux derniers tomes des Eglogues avaient déjà été publiés par P.O.L. et toute l'oeuvre ultérieure de Renaud Camus paraîtra chez ce même éditeur, qui fonctionne d'abord dans le cadre de Hachette et ensuite de façon indépendante. Le lien entre Paul Otchakovsky-Laurens et Camus sera toujours très intense et c'est grâce à cette collaboration que malgré un succès très relatif pour la plus grande partie des livres successifs, l'auteur du Journal notamment pourra persévérer dans ses entreprises de longue durée. Après le suspens des Eglogues, Camus va en effet consacrer une bonne partie de ses efforts scripturaux à des écrits plus nettement autobiographiques, sériés comme tels dans la bibliographie figurant au sein de ses livres. En réalité il avait déjà débuté dans cette veine en 1979 par Tricks, texte préfacé par Roland Barthes, maître avoué de Camus, "chronique" qui connaîtra un réel succès où les amateurs d'écrits corsés et les adeptes d'un style d'aventure se rencontrent (et se manquent sans doute). Les "tricks" sont les contacts sexuels divers de la scène "gay" mais aussi bien ici les variantes stylistiques dans la description des connections multiples à l'instar des variations en musique par exemple. C'est encore le parcours richissime d'un je qui joue et joute, jute et jubile, jouit et se jumelle. Dans les autres chroniques autobiographiques, d'abord Journal d'un Voyage en France (1981) et Journal romain (couvrant les années 85/86 quand Camus est pensionnaire de la Villa Médicis à Rome) ; ensuite dans les différents volumes du journal annuel qui portent des titres comme Aguets, L'Esprit des terrasses, Le Château de Seix ou encore (le dernier, paru en décembre1998) Graal-Plieux, se diversifient les occupations du "je" : outre les rencontres de tout genre, on y trouve des récits de voyage, des réflexions sur les moeurs du temps (tendant à devenir des plaintes sur la nouvelle barbarie), des descriptions d'événements artistiques de toute espèce - arts plastiques, musées, monuments, films, musique, livres etc. -, des considérations sur sa vie de chaque jour également - bonheurs de table et de sauna, problèmes de santé, soucis financiers, projets de tout ordre - et bien sûr de nombreux moments voués aux délices et aux affres de l'écriture. La plupart des volumes contiennent des index facilitant une lecture vagabonde pour les badauds. Il est à noter d'ailleurs que le dernier volume paru couvre l'année 1993, ce qui crée une distance permettant les retrouvailles et les étonnements ("il y a déjà six ans !" ou bien "il n'y a que six ans !"). Il va de soi que les contacts actuels de Renaud Camus se drapent de proleptiques voiles de signes virtuels.
D'autre part Renaud Camus a publié depuis 1983 cinq romans dont surtout Roman Roi a connu un franc succès. Ce livre raconte suivant les lois de l'épopée historique les péripéties politiques et sentimentales du jeune roi Roman régnant sur la Caronie, nation qui condense tous les aspects pittoresques et troublants des pays balkaniens dans la première moitié du vingtième siècle. Son ami et secrétaire Jean Homen transcrit le récit de sa vie qui combine tous les sommets et tous les poncifs du romanesque, les scies à la Sissi ainsi que les charmes des csardas, ce qui permet un va-et-vient entre séduction de l'histoire et élégances allégoriques. Dans ce sens on y découvre un trait persistant des textes camusiens : sa volonté de laisser le sens suspendu, de permettre toujours un autre niveau de description, de voguer entre plusieurs systèmes de lecture. C'est une forme particulière de cette bathmologie, science des niveaux, que Camus emprunte à Barthes. Roman Furieux de 1987 est la suite des aventures du jeune monarque qui doit s'exiler en France et y voit croupir son faste dans la mélancolie des pluies incessantes, traînant de soupirs en larmes, le long des interminables couloirs froids d'un château suant la nostalgie, l'inexorable déchéance de sa splendeur fanée. Alain Buisine a particulièrement loué "l'hyperréalisme" de ces deux romans. (3)
Les romans suivants, Voyageur en automne (1992), Le Chasseur de lumières (1993) et L'Epuisant Désir de ces choses (1995), explorent d'autres veines romanesques : une exploration dans l'Europe de l'Est à la recherche d'un grand auteur légendaire qui tourne au roman d'espionnage, une sorte de roman policier autour d'une fascination amoureuse vécue dans la France profonde et un récit néo-gidéen d'adolescents à la merci de l'esprit du temps, des lubies des adultes et de leur propre désir lancinant.
Ces dernières années une troisième catégorie de textes s'est beaucoup diversifiée ; on pourrait la résumer comme "essais" - critiques et autres - que les écrits appartenant à ce groupe soient intitulés "Elégies", "Qu", "Eloges", "Discours" ou encore "Miscellanées". C'est probablement ce dernier titre, indiquant des "mélanges littéraires et scientifiques" qui précise le mieux la tendance générale qui tantôt se lamente sur les élégances disparues (par exemple dans Le Bord des larmes), tantôt vitupère le manque de bonnes manières à l'époque actuelle (Notes sur les manières du temps) ou encore décrit les moeurs des homosexuels (Chroniques achriennes - "achrien" étant un pur fruit du dictionnaire pour neutraliser des mots comme "homophile", "inverti" ou "uraniste"). Une catégorie à part entière serait encore celle des textes "topographiques", ainsi les jolis guides d'art et d'histoire consacrés à la Lozère et au Gers. On s'aperçoit de la grande richesse et de l'étonnante diversité de cette production dont le trait commun est sans doute la personnalité de Renaud Camus qui surgit à chaque pli, en tant que reflet, écho ou voix directe, souvent discret, parfois en colère, toujours charmant. Une trop grande multiplicité risque d'entraîner pourtant un éparpillement entropique et l'auteur paraît souhaiter avant tout le maintien de la tension entre une présence vivante, persistante, désirante et une insaisissabilité constante, le droit d'aller "voir ailleurs". Il me semble que le dernier grand livre de Renaud Camus, abstraction faite du Journal, ce P.A. qu'il a publié en 1997, témoigne avant tout de cette volonté.
C'est vraiment un texte "totalitaire" dans ce sens-là. Le sous-titre précise bien la signification de l'abréviation, à savoir "petite annonce" et cette notion établit d'emblée le lien avec la première des chroniques "autobiographiques", Tricks. Si ceux-là décrivaient avec verve et pompe les prises de contact, le dernier livre fonctionne comme la ligne du pêcheur, lançant appels et appâts. C'est ce que précise explicitement telle entrée de la page 65 : « Ou plus exactement : l'ambition de ce livre, c'est de me trouver un amant (P.A. : Petite Annonce) ... à moins que ce ne soit que son intention, cela, ou la mienne, et que la vérité ne soit son ambition ?» et l'auteur n'hésitera pas à compliquer encore drôlement cette question. (4) On pourrait affirmer d'autre part à mon avis que l'appel est comme le catalyseur essentiel d'un dire de soi, la recherche d'un lecteur "idéal" à qui se dire, enfin, selon une "vérité" qui ne saurait être ici que l'anti-dogmatique errance d'un texte prolifique et protéiforme en même temps que promotionnel et prometteur. L'ambition serait tout d'abord d'arriver à se réunir tout en ne trahissant pas sa fondamentale mouvance. Car comme on essaiera de le montrer dans la suite, P.A. rassemble toutes les façons de se dire et de se dé-dire de Renaud Camus, où l'autobiographique proprement dit (dire son corps et ses goûts, ses expériences et ses déboires) se trouve pris dans le large fleuve d'un texte qui se connecte à la littérature et à l'art (par ses citations, ses renvois, ses analyses), qui voyage dans le passé et dans le monde, qui retrace et renouvelle les philippiques contre la démence du siècle et rechante l'éloge du style et des élégances. Ainsi on arrive vraiment à un livre du désir (intention, ambition et vérité du corps qui se parle et d'une parole dynamisée par la pulsion ) qui ne manquera pas de se couler dans les formes d'un glissement érographique. C'est par là que P.A. rejoint les Eglogues de belle mémoire : comme dans Travers et Eté plus particulièrement, les enchaînements et la mise en page suivent de près la volubilité de l'écriture, alors que les portes ouvertes sur la littérature mondiale en rappellent l'univers citationnel. Il est vrai que la fiction des romans ne se retrouve pas directement dans P.A. : le mélange de l'autobiographique et du fictionnel comme a pu le brasser un Robbe-Grillet dans ses Romanesques ne paraît pas tenter Camus. Pourtant d'une autre manière l'écrivain Renaud Camus dont le narrateur des romans est un des avatars est présent sur chaque page du texte présent, méditant sur son univers fictionnel dont les constructions et les représentants peuvent bien prendre un statut aussi vrai et authentique que celui des événements de la dite réalité ; la Caronie du Roi Roman n'a rien à envier aux steppes moldaves, Philippe V donne gaiement la main à tel héros de L'Epuisant désir. P.A. se profile vraiment comme désir du Livre, ou plutôt comme l'impossibilité de ce désir, comme sa retombée sur les pages, doux fantôme mais aussi spectre multicolore, fascination traduite en portées musicales, regrets transposés en soupirs, théâtre d'ombres et de silhouettes, mais encore palpabilité d'un corps tout en grâce, rempli de douceur, embaumé de parfums d'amour.
Comme l'écrit également Sémir Badir (écritures 10, p.33) : «Dans P.A., Camus s'efforce à la synthèse, en fixant dans une "forme d'écriture" la digression elle-même, le verbal dans sa plus grande volubilité.»
Dans Etc. datant de 1998 (parcours alphabétique des sites et des humeurs camusiens) Renaud Camus note à l'entrée "intelligence" : «La littérature, ou plus simplement l'écriture (le fait d'écrire, sans connotation grandiloque), serait une tentative de perception ou d'intellection (!) (partielle) simultanée : ceci ne peut être compris vraiment (ou appréhendé, perçu, aperçu, ressenti) qu'à la condition que cela le soit en même temps. Passion des incises, des parenthèses, des parenthèses dans les parenthèses, de l'abyme, des notes en bas de page, des chemins de traverse, des juxtapositions brutales, du livre impossible (les Eglogues,P.A., etc.). La recherche des passages.» Cette impossibilité se détecte aussi dans l'hésitation en ce qui concerne le genre : tantôt rangé parmi les chroniques autobiographiques (bibliographie de Graal-Plieux), tantôt présenté comme un genre à part (introduction de la version sur "le réseau des réseaux"), celui de la "petite annonce" donc.
Ce simultanéisme donne à Camus d'illustres prédécesseurs (Roussel, Döblin, Dos Passos entre autres), mais celui-ci en complique infiniment les conséquences formelles. D'autre part le livre aimerait tout d'abord "séduire", comme le dit l'auteur dans un entretien (cité par Charles Porter in écritures 10, p.92) : « ...j'envisageais, ces deux ou trois derniers jours [octobre 1994], d'écrire un livre qui aborderait très directement cette question, y compris la séduction la plus immédiate, qui serait le séduction sexuelle. Ecrire un livre qui serait une petite annonce, sentimentale en tout cas, avec un autoportrait aussi rigoureux que possible.» C'est-à-dire qu'un projet d'écriture croise un dessein d'invitation du lecteur. Si la "petite annonce" proprement dite est bien présente dans le livre (p.19) :
44. * Moustachu très poilu, yx bl., chev. crts, assez musclé, assez cultivé, affectueux, 176, 66, 49a (>932) ch. p'tit mec éveillé, gentil, évent. moust., ou poilu, ou musclé, ou les trois... [E mail renaud.camus@wanadoo.fr. Photographie appréciée]
elle est à prendre au pied de la lettre et pourtant déjà piégée de bout en bout, tout entière à guillemeter. L'annonce ne sera petite que de nom, elle traîne avec elle toute une vie, tout un univers, toute une bibliothèque. Le "43" d'ailleurs souligne encore le phénomène :
43. 157> VELU DANS UN CHATEAU PERDU
Le châtelain de Plieux (l'actuelle résidence de l'auteur (5)) s'y mire dans son bassin légendaire.
Mais regardons un moment de plus près la construction du livre avant d'en examiner la thématique. Le texte de base se compose de 999 entrées numérotées, plus ou moins longues, avec une moyenne d'un quart de page (allant d'un seul mot - ainsi le 216 : "1996" - à 15 pages - le 294). Partant du premier «Ne lisez pas ce livre ! Ne lisez pas ce livre !» pour arriver après quelque 400 pages au numéro 999 : « "On pratiquait peu les écrivains ..." » où les guillemets sont de Camus parce qu'il se cite (son journal) pour raconter ses origines, le destin de la famille, leur course à la perte, son sort d'auteur-châtelain inscrit dans les étoiles. On est renvoyé pourtant immédiatement à d'autres entrées à partir de là (272, 424, 978) et pour en arriver à cette ultime station j'ai dû provoquer un court-circuit traversant ainsi l'énorme système de renvois qui connecte tous les passages. A la fin du livre on trouvera un répertoire qui "signe" les paragraphes plutôt que de donner leur signification (1. Ne lisez pas [...] 999. L'instance de la perte). Ce n'est pourtant qu'une aide toute relative, non seulement à cause du ton lapidaire de ces indications, mais surtout parce que le texte ne se limite nullement aux renvois mentionnés, mais qu'il va dès les premières pages se contorsionner étrangement.
D'abord c'est un échafaudage visuel et diégétique qui se développe à partir de la page 11 où des notes vont se greffer sur le texte premier. Plusieurs notes s'ajoutent à différentes entrées et forment une succession de strates superposées entrecoupées de traits horizontaux. S'y ajoute une donnée essentielle, à savoir qu'aussi bien le texte de base que les notes peuvent continuer sur la ou (de plus en plus) les pages suivantes, toujours à leur propre niveau. Les strates peuvent d'ailleurs se gonfler ou se rétrécir selon les besoins (ou les caprices) de la mise en page. Ainsi le numéro 71 qui parle de Cratyle et part en note de la page 23 (les 999 entrées se répartissent selon une économie privilégiant nettement les bas de page qui par leur tumescence ne tardent à prendre le dessus) : ce texte va passer en "deuxième rang" dès la page suivante pour aller se situer en haut - vu que l'appareil des notes "s'y débarrasse" de sa maternelle source - et poursuivre ainsi jusqu'à la page 51 en forme de serpentin unilinéaire. D'autres notes qui s'entent sur des notes supplémentaires vont pendre leur nacelle à cette plate baudruche pour voguer leur petit bout de chemin. Et le lecteur vagabonde, s'attarde à gauche et part à droite, erre dans les soubassements ou bien prend son envol dans les grands airs, selon tel mot qu'il capte, tel parcours qui l'allèche ou telle basse-cour dont il fuit le caquetage. On le devine : c'est un château tout en replis, hérissé de tours piranésiennes où nous promène le maître de céans. Ce n'est pas Lacoste, mais plutôt un labyrinthique manoir surgi du Manuscrit de Saragosse. Il faut ajouter que le signal de départ de ces dévoiements avait été donné à partir d'une première division des pages en colonnes verticales (p 20- 32), mise en page qui ne se répétera pas dans la suite.
En fin de volume nous trouvons encore une série de notes indiquées explicitement comme telles et auxquelles renvoie un appel particulier au cours du texte. Dimension supplémentaire où ne saurait manquer une entrée (le numéro 12 des 24 notes) consacrée aux petites annonces de toute sorte. Notes en bas de page et notes en fin d'ouvrage (à l'intérieur desquelles on tombe sur de nouveaux renvois) se complètent. Une relative rareté donne un poids spécifique à celles de la fin que leur "excentricité" remet pourtant en question. Le résultat en est toutefois que le tout dernier numéro - le 24 - termine ainsi le livre (en position 1023) sur un cas de "bathmologie socioculturelle" concernant un vieux volume de l'oeuvre de Voltaire dont les parents trouvent qu'il est prétentieux de l'apporter à l'école alors que les camarades le voient comme un signe de pauvreté, "neufs..." en étant le dernier mot (et "perte" donc le dernier mot du répertoire), mots non dénués de prolongements virtuels pleins de sens.
Comme autres particularités formelles il convient de noter la taille variable des caractères, la présence des insertions marginales (titres, citations, noms d'auteurs), l'alternance de romaines et d'italiques, la profusion de parenthèses - et souvent de parenthèses dans les parenthèses etc. (6) -, auxquelles s'ajoutent différents effets sterniens, ainsi les pages 190-193 (où il est noté que plusieurs entrées ont été retirées «à la demande de l'éditeur») et le formulaire pour devenir membre de l'association Pli selon Pli (p. 283). Pour nous aider un peu, des fins de discours se marquent par des "pattes d'oie" (¶), alors qu'un problème supplémentaire nous prépare des difficultés autrement sérieuses : vu que sur une page donnée peuvent se succéder des numéros fort distants l'un de l'autre à cause de la progression "chaotique" du texte (ainsi à la page 99 se suivent les entrées 454 et 252 entrecoupées par des bouts de 420, de 292, de 248, de 250 et de 251 dont il faut chercher le numéro ailleurs), il devient assez compliqué de s'orienter vers certains lieux auxquels nous envoie tel appel de note : le 15 par exemple nous expédie vers le 464 (pour préciser la poignante remarque : «Bien sûr que si, c'est la question » (7)) ; faut-il en vouloir à l'auteur qu'il nous envoie dans les forêts profondes du texte (quelles découvertes du genre "serendipity" ! quels ennuis de vain feuilletage !) ? Après quelques va-et-vient on se repère : p. 175, ce qui s'avère plus ardu pour le 447 qu'impose le 37 (on le retrouve finalement page 78 entre le 199 et le 200 et l'on se réjouit de ce qu'il parle de «l'impossibilité ... d'envisager ensemble plus qu'un infime fragment des idées et des faits, des paysages et du temps ... »). Joie des pérégrinations, plaisir des vadrouilles, extase des expéditions en pays d'égarement du coeur et de l'esprit. D'autant plus que les renvois se sérient par préférence et que chaque accalmie provisoire de notes, d'incises, de parenthèses, de renvois (flèche), de doubles renvois (double flèche) ne sert qu'à mieux s'élancer derechef. (8)
La chronologie s'en ressent également de ces manipulations : les souvenirs, les états du présent, les années, les voyages, les rencontres se mêlent, se remplacent, se complètent. Et lors de ses successives corrections l'auteur ne se gênera nullement de revenir sur telle remarque, de superposer les dates, de remanier les enchaînements et les empiètements, les insertions et les encastrements. Ce qui fait pousser tantôt un soupir en ce qui concerne les problèmes de l'éditeur à l'égard de ces cumulations, reprises, repentirs («Il paraît que chaque page demande deux heures de mise en place», p. 303, p. 352 [ce livre] «je n'arrive pas à le finir, et la P.O.L. n'arrive pas à le mettre en page (ce qui me permet d'ajouter du texte, in extremis, comme je fais ici» ou bien encore p.123 «2 janvier 1997, je n'arriverai jamais à finir»). Ainsi les ajouts se poursuivent jusqu'au dernier moment pendant ces premiers mois de 1997 alors que le livre est imprimé en avril. Cette précipitation du temps se retrouve également dans l'emploi d'un mot comme "hier" pour ouvrir la note 1 (sans que la date soit précisée ultérieurement).
Le brassage du temps a comme conséquence un formidable catapultage du devenir et de l'être : les principes de Renaud Camus génèrent la geste de sa vie tout autant qu'ils en constituent l'aboutissement. La longue série d'opinions sur le siècle que proposent notamment Miscellanées et Elégies se trouve reprise, remaniée, mise en orbite et surtout prise dans un système dynamique de remaniements, de doutes, de mises en question, d'alternatives, de francs rejets, de confrontations dubitatives etc. D'autre part l'ordre du Journal en est profondément bouleversé : à l'intérieur de P.A. se poursuit par fragments et prélèvements (du Journal tel qu'il se rédige au jour le jour), par trajets sinueux et parcours sautillants, gambadant allègrement de tel moment à tel autre, une sorte de reportage de la vie de Renaud Camus, plongeant tantôt dans un passé relativement éloigné (enfance, adolescence), reprenant tantôt des pages déjà publiées, prolongeant aussi le récit sur les années entre 91 et 97, années que le Journal sous sa forme éditée n'avait pas encore atteintes. Le lecteur qui six mois après (fin 1997) entame Le Château de Seix (journal 1992) - et Graal-Plieux (journal 1993) un an plus tard (9) - va découvrir par exemple en détails comment s'est déroulé l'achat du château où l'auteur de P.A. déploie sa prose. L'histoire de la vie en prend une allure légendaire. L'attente du lecteur se tend vers un héros quasi mythique et redéguste le récit héroïque narrant ses travaux d'Hercule (si toutefois cet ultime attentat à son sens de l'orientation ne le déboussole pas définitivement). Le journal est le catalyseur de la dimension "éthique" de P.A., sa continuelle réévaluation, son esquive infinie, son papillonnement esthétique, tandis que la "machine" textuelle [notons que Pa est aussi l'abréviation de pascal comme "unité de mesure de contrainte et de pression"] projette le journal vers l'achronie mythologique des récits fondateurs. Il est caractéristique dans ce sens que P.A. se termine par des pages de journal qui ouvrent sur la famille, son passé, ses folies, son roman, rejoignant ainsi dans un sens les échanges entre la biographie et l'imaginaire de l'époque de Passage. D'un château l'autre, entre Seix - qui donne au moins un joli titre - et Plieux, se construit «ce qui est déjà décrit au sein de la P.O.L. comme un château de cartes (ils ne croient pas si bien dire) » (p.316) pour en arriver à une sorte de panorama, de Bellevue (10) à Buena Vista, regard errant de l'autoportrait à l'appel désirant. Comme le château de Plieux se fait construction de plus en plus viable, vivante, accueillante (d'hôtes, d'oeuvres d'art, de rêves non moins), le château de P.A. en mime l'ambition, l'envergure, l'ouverture passionnée.
Après cette exploration formelle, essayons de préciser quelque peu les grandes lignes thématiques du livre.
La première fonction importante est donc d'attirer l'amant, l'amateur, l'aimable et de construire parallèlement un autoportrait qui puisse montrer l'auteur comme celui qui veut, peut, doit être aimé - mais qui trace aussi les lignes sinuantes, mouvantes et pourtant fort pertinentes de toute aire d'amour. Le premier critère en serait précisément la complexité, la pluriformité, la polyvalence. Le système textuel reflète et inaugure la portée multiforme des relations. La stratification changeante de la page imite ou bien suscite les positions variées des corps aimants. L'écrivain se livre suivant l'évolution de son texte : «... les livres prennent du corps de l'intérieur, ils grossissent plutôt qu'ils ne grandissent [...] leur sens se modifie avec le corps même de leur auteur qui, pour peu qu'il les emploie à parler précisément de son corps, se voit vieillir comme une phrase ...» (p.48). Ecrire est un besoin vital et parallèlement la vie est toute entière en fonction de l'écriture.
Le portrait est fort détaillé : physique, il décrit entre autres aussi bien le visage que le torse ou encore le sexe selon un certain hyperréalisme qui permet de compter les poils si l'on ose dire. (11) Le morcellement suivant les pages et les passages fait pourtant que ce corps se dégage plutôt en parties séparées les unes des autres selon les lois d'une certaine fétichisation. Cette parcellisation est l'autre face de la mouvance. La Gestalt serait peut-être l'ensemble du texte, livre-corps se déployant en corps livré. La même multiplicité se dessine dans les passages concernant les occupations principales, les goûts et les préférences de l'auteur : on verra exposé avec minutie le combat perpétuel avec les finances ; la vie d'un seigneur de château - château qui se reconstruit progressivement, comme le livre - impliquant l'organisation des expositions, des colloques ; les rencontres amoureuses et autres ; les voyages ; l'écriture ; lectures, concerts, visites ; mais encore le soin pour les chiens par exemple ou les joies et les déceptions des promenades et des excursions (cf. l'énumération page 378).
Plus spirituellement on trouvera aussi maint alinéa au sujet des opinions et des prédilections de Renaud Camus, série qui culmine dans le numéro le plus long du livre placé après l'entrée J'aime (suivi d'un paragraphe Je n'aime pas moins garni mais toujours volumineux). Cette énumération très serrée qui occupe presque la totalité des pages 114-131 s'est façonnée à l'instar de l'exemple provenant de Barthes (Roland Barthes par Roland Barthes) : sensations, auteurs, sites, événements artistiques, citations, plaisirs des sens, figures et attitudes, le sexe et le texte se succèdent amoureusement, folâtrement. Notons toutefois que l'auteur qui prime tous les autres est Paul-Jean Toulet (le seul à se voir aimé passionnément (12)) et que le fragment commence par les yeux (verts) et connaît des étapes fort éclectiques comme «tous les pays du monde» et «la civilisation», alternant avec des éléments très précis (dynamisant l'ensemble par une succession constante de gros plans et de zooms). Vers la fin ne peut pas manquer évidemment l'amour pour les énumérations, et la toute dernière préférence sera celle pour le quatuor de Nono (suivie de etc.). Plus en général la métonymie qui figure au coeur du 114 caractérise la nature glissante des coups de coeur et des attachements de longue date, leur légèreté et leur élégance. C'est ce qui explique dans la partie Je n'aime pas la présence de toutes les lourdeurs et des pesantes fixations qu'elles proviennent de Sade et de Rabelais ou de l'impolitesse du siècle. D'une façon plus globale ceci avait été déjà précisé dans l'exposé des grands principes du livre (et de son auteur), page 23 où on se proclame «partisan d'un cratylisme généralisé - c'est-à-dire d'une ressemblance ... non seulement des mots avec leur sens ... mais aussi de l'apparence avec l'essence» ce qui implique un éloge constant du "paraître" dans sa grâce chatoyante et charmante, sa volubilité protéenne, sa tendre présence au monde. C'est également pourquoi au moment de donner une description de sa pensée (p.356) il souligne «une exigence de la forme d'un côté, et de l'autre une exigence sociale», cette dernière de nature aristocratique supposant une hauteur d'âme et une délicatesse dans les manières dont les temps actuels manquent affreusement selon l'auteur.
Autant que par ses traits physiques ou par ses pensées, notre auteur se caractérise par ses relations ; il nie l'importance des liens "sociaux" («je suis plutôt dans mes livres»), mais chérit l'amitié véritable et plutôt rare : le peintre Jean-Paul Marcheschi, l'éditeur Paul Otchakovsky-Laurens, le mécène Jean Puyaubert, sa mère (en un sens). De différentes façons les contacts avec d'autres écrivains jouent un rôle stimulant qu'il s'agisse de Robbe-Grillet, d'Echenoz ou de Carrère et les relations avec la critique ont également leur influence (d'orientation plutôt positive avec Marianne Alphant et Jean-Pierre Salgas ; de tendance désastreuse par contre avec les Dadoun, les Braudeau et autres pontifes).
Pourtant les relations essentielles sont évidemment celles qu'on peut qualifier d'amoureuses (et c'est en s'extasiant sur certaines d'entre elles que l'auteur poursuit sa croisade de séduction). Longuement Renaud Camus retrace l'histoire de telles grandes affaires du passé : les différents Philippe, Rodolfo le bien aimé, le Brésilien Ricardo et tant d'autres où la mélancolie et la douleur surgissent à l'heure des abandons, des trahisons, des lâchetés ou surtout à l'occasion des décès où le sida montre sa voracité monstrueuse. Dans l'actualité du récit il y a aussi des relations durables avec leurs hauts et leurs bas, telle surtout le lien avec le gentil gendarme Eliézer. Et il y a les sublimes coups de coeur, les coups de foudre que suscite telle silhouette, telle figure idéale entr'aperçue (mince, moustachu, très velu, beaux pectoraux...), telle caresse où le désir et la tendresse s'embrassent et s'embrasent. Et il y a les tricks, où l'innocence de la chair se défoule dans sa nudité érectionnelle et émotionnelle (non sans débandaisons éventuelles). Souvent c'est par voie métonymique que ces plaisirs se prolongent, l'enculage se poursuivant dans le moutonnement du paysage (p. 161), l'acte de pisser dans la bouche se déroulant sur fond de "vallis clausa" (p.36). Autre forme où la chance est laissée dans une certaine mesure aux belles inspirations de l'astre : le minitel et l'astrée de ses pages roses (gare aux factures du téléphone !). Le livre vit selon un rythme comparable avec ses positions différenciées, avec ses gigantesques tumescences et ses brusques dégonflements, avec son texte (qui) bande, avec ses replis intimes et ses zones secrètes, ses doigts caressant la peau, ses lèvres humectant le trajet haletant, les incitations au voyeurisme délicieux, l'autre main qui vagabonde suivant les fantasmes qu'il partage avec son lecteur. Lissant, lisant, léchant, alléchant, de bouche en bouche, d'oeil en oeil. Le texte devrait être tel «le terrible séducteur» de la scène primitive ébauchée p.229-233.
Le troisième domaine important que traite P.A. est celui de l'art, dans une direction pratique (discussion de certaines oeuvres) aussi bien que selon une visée théorique. Il va de soi qu'ainsi se précisent aussi les lois et les règles de l'ouvrage où ces considérations se trouvent. A la page 67 par exemple on lit qu' «Ecrire, c'est toujours revenir, reprendre, corriger ... C'est jeter des planches sur des précipices, c'est expliquer au temps qu'il n'a pas lieu, c'est remonter comme on peut vers la source chantante». Cette phrase est interrompue par une longue parenthèse où l'auteur nous parle d'un tableau de Thursz exposé à Plieux : "Ashes to Dust", contenant les cendres de Hans Luneborg, témoignant donc de l'inévitable réduction de l'homme en poussière, insérant l'antithèse dynamisante au coeur de la poétique camusienne. Le mouvement ne s'arrête pas là d'ailleurs car le dernier mot de la citation précédente nous mène vers une autre forme de l'art : la musique. Et nous tombons sur le paragraphe suivant (il n'y a pas de renvoi direct ici) :
«De tous les compositeurs, celui qui me manquerait le plus, si je devais absolument m'en passer, ce ne serait ni Mozart ni Wagner, ni Schubert ni Nono, ni Bartók ni Hildegard von Bingen, pas même Chopin, mais Brahms : il est vraiment la source chantante. Néanmoins, si j'étais moi-même compositeur, et si j'avais du talent ou du génie, ma musique serait à peu près celle de György Ligeti». (13)
Entre le plus précis des romantiques et le plus pathétique des expérimentateurs contemporains s'élève la voix de Camus. Pour la peinture la première référence est d'ailleurs Jean-Paul Marcheschi, ses Chimères, sa Carte des Vents, Les 11000 Nuits et on n'a qu'à lire la très belle page dans écritures 10 (55/56) pour voir comment Renaud Camus traduit ces recherches de son ami en un langage essentiellement littéraire.
L'univers du film est aussi présent à mainte page : si ce n'est à cause d'une thématique familière (Le Manuscrit de Saragosse par exemple) ou pour mentionner des questions de montage qui peuvent se refléter en P.A., c'est afin de rappeler tel acteur irrésistible ou telle ressemblance troublante. Mais le plus important reste évidemment le réseau intertextuel littéraire créant une famille, établissant de multiples ramifications, précisant des points de poétique ou de rhétorique ou ajoutant simplement des nuances, des voix parallèles, des harmoniques. Page 216 on rencontre une liste de 214 titres qu'adore l'auteur : L'Eté de Camus par exemple, L'Elégie de Marienbad de Goethe, D'un château l'autre de Céline et pour terminer Le Destin change de chevaux de Vitrac. Beaucoup d'auteurs sont mentionnés en route et certains sont plus ou moins longuement cités. Les citations de poèmes de Bonnefoy et de Whitman, de Perse et de Char, de Mallarmé et de Saint Jean de la Croix parmi beaucoup d'autres, l'évocation par bribes des oeuvres de Proust, de Simon, de Flaubert, de Wilde, de Pinget etc. : cette longue "théorie" de figures exprime les connivences et les complicités, les constantes et les complexités, la curiosité et la courtoisie.
A la suite des autres textes de Renaud Camus qui sont consacrés à une analyse et à une critique des moeurs du temps, P.A. est aussi une traversée du désert de l'actualité de la société française et internationale et là encore «Pas de frontière entre la vie et le journal, pas de frontière entre le journal et P.A.» (p.317). Globalement c'est l'absence de formes qui est vilipendée, un monde où des notions comme "vérité, "authenticité" ou "naturel", dans une culture du "sympa", camouflent et excusent la goujaterie et la muflerie généralisée. Celle-ci se manifeste plus nettement dans l'attitude de ceux qui gardent ou prennent constamment la parole, vous volent votre temps, témoignent de l'ignorance la plus crasse, exhibent leur défauts physiques sans la moindre gêne et sans le plus élémentaire souci vestimentaire, ceux qui parlent haut dans la rue ou dans les salles de spectacle, ceux qui mangent dans la rue comme des cochons.
En politique Renaud Camus vise juste en s'opposant (dès le début des troubles aux Balkans) à tous ceux qui cherchent à trouver des excuses pour Milosevic, et plus en général à toute orientation dirigée par des soucis de gain direct ou de facilité, par des considérations électorales ou par la condescendance des puissants. Il revendique dans un sens le qualificatif de réactionnaire si l'on entend par là la glorification d'un grand style traditionnel, celui par exemple de la bourgeoisie française de la Troisième République, si l'on comprend ce terme comme résistance à une politique du n'importe quoi, des mélanges et des mixtures planétaires qui font disparaître à une vitesse vertigineuse ce qui fonde l'originalité d'une culture. Vigilance qui s'exerce également dans le domaine de la langue où notre auteur ne cesse de vitupérer les viols du français, les "c'est vrai que...", les "s" parasites (Gers, Ghislaine etc.), le "monsieur Camus", tant d'horreurs que débitent non seulement les voix de la rue, mais encore professeurs (se désignant volontiers comme "enseignants"), journalistes et autres présentateurs. C'est en suivant cette voie que l'auteur peut aboutir à un plaidoyer «pour un retour à l'ordre, à la morale, et même à un ordre moral - car il n'y [a (14)] aucune raison de laisser l'adversaire jouir de ces excellents vocables, dont il a détourné le sens à son profit» (p.33). C'est la volonté d'établir un ordre de formes, de manières, de règles du jeu, pour que puisse en naître la liberté d'un goût non conditionné, la chance de la beauté et l'élégance d'un style personnel.
P.A. est un livre tout à fait original dans le paysage littéraire actuel. On y trouve une combinaison inédite du grand souffle autobiographique qui caractérise les années 80 et 90 et des expérimentations formelles des décennies précédentes. Ce qui est plus important c'est que le texte arrive à une véritable "incarnation" dans les figures du livre d'une conception du sujet qui est à la fois central et marginal, omniprésent et dispersé, Narcisse et Protée, suivant les lignes d'une complexité éminemment moderne. Cette complexité se détecte également dans le brassage générique : en même temps récit picaresque narrant les tribulations d'un artiste dans la France de la fin du millénaire, "fiction" libertine et sentimentale, roman de famille et des origines, traité sur les moeurs du siècle, tour d'horizon esthétique, discours de voyageur (de la Lomagne et du monde) et essai philosophique. C'est la philosophie du 18e siècle que retrouve ce compagnon de Jean-Jacques (voguant de confessions en rêveries, d'utopies en philippiques, de considérations sur la musique en ballades botaniques : tendre, furieux, exaspérant, irrésistible citoyen), cet ami de Denis (de celui qui écrit que ses pensées sont ses "catins") ; philosophie qui reprend sa place centrale dans la société en tant que discours éthique et esthétique (Renaud Camus est proche de Michel Onfray par exemple).
La notion centrale de cette dimension philosophique est sans aucun doute le désir. Page 194 nous lisons sur le projet "p.a." «Il est né de la solitude du désir amoureux, de l'obsessionnel désir d'être amoureux...». La particularité de ce désir qui se répand sur toutes les autres dimensions du livre et du monde est qu'il occupe une place spécifique dans l'histoire de ce concept. D'une part le désir a été défini comme greffé sur le manque, le vide, l'absence. Le but serait d'en finir, d'arriver au repos. Mais ceci implique un paradoxe vu que ce but devrait se formuler encore en termes de désir, désir propulsé infiniment pour une éternelle insatisfaction. C'est le désir des grands dialecticiens, c'est le désir des totalitarismes, s'accrochant avec acharnement à un objet du désir de fabrication paranoïaque. (15) L'autre grande voie du désir est celle qui choisit d'en accentuer la liberté, la disponibilité, l'ouverture vers un futur de plénitude. C'est le désir créateur que dessine Pierre Bourdieu. C'est surtout le désir de Spinoza et de Nietzsche ainsi que de leur successeur moderne Gilles Deleuze. «Il s'agit de développer notre puissance de créer, qu'elle s'épanouisse dans nos relations amoureuses ou amicales, dans nos activités artistiques, dans notre puissance de pensée, ou même ailleurs, car la capacité de création n'est pas fonction d'un domaine objectif : on peut créer partout, exercer partout son désir », c'est ainsi que Rabouin résume cette pensée. Ce désir a une nature de signe (et non pas d'objet) ce qui permet de dire que tout P.A. est désir. Le lien entre la pensée de Deleuze et l'écriture de Camus se dégage nettement de l'analyse suivante : «Dès qu'est contestée la figure du sujet et qu'apparaît à la place un réseau de déterminations multiples ou le sujet devient, comme dit Deleuze "nomade", toute interprétation fixiste du désir est par là même contestée. Le désir n'est pas une chose qui serait là, déterminée une fois pour toutes par des causes. Dans ce filet, les désirs ne sont pas des points mais des lignes de fuite, des tensions, des expansions à la croisée desquelles nous nous trouvons». (16) Cette idée et cette réalité du désir comme excès donne toute sa présence et toute sa virtualité au livre qui constamment s'épand, se répand, se projette, se procrée, s'offre et se déverse, bande et débande, forme de Banquet où l'élève de Socrate répète après ce dernier que l'oeuvre d'Eros est «l'enfantement dans la beauté selon le corps et selon l'esprit ». Eros est un anti-destin, dit encore P.A. doublant Malraux. Le désir tel qu'il se déploie dans ce texte bouleverse toute autobiographie concluante pour défier le temps : «cette énormité, la beauté ; ce soudain précipité du temps, le désir » (p.102). La dynamique profonde, la capacité de séduire, la poésie scintillante du livre ont comme pivot ce désir. Ce sont les «états du désir » qu'on nous invite à découvrir (p.14), un désir «bienveillant», engageant et non pas contraignant, aimable sans cruauté, délicat mais dépourvu de fausse discrétion. Renaud Camus définit cette position du désir en l'opposant au personnage social ; ce dernier est «inexact par omission ; privé de tout ce qui, à moi en tout cas, donne la chaleur, l'impulsion d'être, la curiosité du monde, le sentiment d'appartenance au flux précieux de l'existence ; et qui doit pouvoir s'appeler le désir, le coeur du désir.» (p.19)
Cette mélopée du désir se poursuit sur le site "internet" Vaisseaux brûlés. L'expression "vaisseaux brûlés" est employée dans le texte pour décrire le déroulement d'une rencontre amoureuse avec un "dégustateur" de passage et il est précisé en note que cela aurait pu être aussi bien le titre de P.A. Le désir s'y jette résolument dans l'ouverture du futur faisant table rase de toute position acquise. (17) Et par expansion métonymique c'est le feu d'un désir irrésistible qui va envahir le réseau, ses connexions, ses assemblages, ses accouplements hypertextuels, grandiose feu d'artifice, pyrotechnie littéraire. Les premières ramifications du texte électronique se dirigent d'ailleurs vers Raymond Roussel, celui dont la gloire aurait dû brûler comme une lumière aveuglante et qui vit apparaître sur le front des élus l'étoile significative. Erre, erre, feu follet et flamme fantasque. Pour terminer avec un de plus avancés des rejetons V.B. (18) : «La littérature est le grand non serviam. C'est une activité luciférienne. (19) Elle refuse de se soumettre à l'ordre naturel, économique et logique des choses, et d'abord à ce qui est prévu pour elle, c'est-à-dire qu'elle n'existe pas, ou plus». Brûle... oh Renaud !
Sjeff Houppermans
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Notes
(1) cf. Jan Baetens, in écritures 10, Liège 1998
(2) Voir pour une analyse plus détaillée notre article 'Les mois d'été de Renaud Camus" in Neophilologus, 1988, p. 524-545 ainsi que Jan Baetens, Études camusiennes, Rodopi, 1999.
(3) Alain Buisine, "D'un romanesque à contretemps : (Jean) Renaud Camus", in Littérature, n° 77, 1990, p. 41-65.
(4) cf. le numéro 473 : "Toute parole est demande d'amour. L'essence du discours, c'est la petite annonce".
(5) Voir pour une fiche bio-bibliographique le site http://perso.wanadoo.fr/renaud.camus sur Internet.
(6) cf. le numéro 460 : "La meilleure traduction littéraire ou formelle de la métaphore des chemins de traverse [...] ce serait les parenthèses, bien sûr, les incises, les crochets, les parenthèses dans les crochets, parenthèses dans les parenthèses, l'abyme, l'anacoluthe mais surtout la note, et la note à la note, et la note à la note à la note". cf. S. Houppermans "La note roussellienne", in Poétique de la note - Urgences31, Rimouski, 1991, p. 19 note 1.
(7) Se rapportant à 14 : "Qu'on en veuille ou non à l'auteur n'est pas la question, à la vérité".
(8) Vaisseaux brûlés aide le lecteur en ajoutant dans le répertoire au numéro 122 : "Ce paragraphe inaugure une série qui sert de texte-tuteur jusqu'à 1999". Le titre de ce numéro : "Pour un ordre moral". P.A. est substantiellement un livre d'éthique.
(9) Ce volume se clôt sur le récit d'une relation amoureuse qui se termine plutôt mal à cause justement de quelques pages du journal plutôt "hard" lues par l'amant. Ces pages datant de 1990 - pas encore publiées autrement à ce moment-là - figurent dans les actes d'un colloque sur les textes intimes dirigé par Philippe Lejeune (Le Journal personnel). P.A. est d'abord un appel d'amour ("ce livre deviendrait sans objet si j'étais amoureux avant de l'avoir achevé..." p. 260)
(10) La relation Camus/Céline ne saurait se détortiller dans ce bas fond que l'ombre gagne...
(11) Remarquons qu'il n'y a pas d'images proprement dites, tandis que Vaisseaux brûlés ouvre sur une photo de Renaud Camus.
(12) Mais c'est Henry Jean-Marie Levet qui revient deux fois.
(13) p.69. A partir d'ici on pourrait gloser longuement sur Rinaldi - Renaud - de Brahms et ses aventures dans laforêt d'Armide où chantent les sources ; sur le lien entre Ligeti et Brahms ; sur la nouvelle polyphonie de Ligeti, le grand rénovateur de la musique moderne (parfois on parle de micropolyphonie pour caractériser sa musique où les multiples détails s'amalgament dans un vaste ensemble comparable à ce que propose P.A.), avec ses Aventures, par exemple.
(14) Cette omission rédactionnelle vient à sa place pour exiger de l'ordre dans les bureaux ! Je bats volontiers ma coulpe d'ailleurs pour certains barbarismes et moult peccadilles dans ma prose.
(15) Nous reprenons en grandes lignes l'orientation de David Rabouin dans son introduction à Le Désir,GF Flammarion, 1997, pp. 9-40.
(16) David Rabouin, o. c., p. 38.
(17) Cette projection en avant n'exclut nullement que d'autre part le texte camusien soit imprégné de mélancolie et de nostalgie, d'un sentiment du temps qui passe, de l'absence, de toutes sortes d'évanescences. Mais le livre ne s'y enlise jamais, poursuivant son voyage de jouvence. "C'est l'instance de la perte... qui fonde cette acuité incomparable du désir" (V.B. 35.8). Cf. aussi Le Château de Seix, p.104.
(18) 950. 29. Le répertoire de ce "work in progress" reprend celui de P.A. en y greffant ses bifurcations accessibles par voie hypertextuelle : 1.2, 1.2.1 etc., le niveau le plus profond étant atteint ce 10 juin 1999 en 950.11.1.3.7.1 (résumé comme "Jacques Chirac et les odeurs").
(19) Nous soulignons.