La Chute
Par Matthieu Lantzmann
 

J'avais été le premier, il y a trois ans, à attirer l'attention des distraits sur quelques phrases très singulières du "journal" publié cette année-là par Renaud Camus, La Campagne de France. Il faut dire que cet écrivain présentait alors la particularité bizarre d'être publié par des éditeurs qui ne l'avaient pas lu et d'être encensé par des critiques qui n'avaient pas ouvert ses livres. Cela dit, on les comprend. Mais n'écoutant que mon courage, j'avais tout de même eu la curiosité d'aller y voir.  C'était édifiant. Confrontés à ce que j'avais rapporté de ma petite enquête, beaucoup de gens tombèrent des nues. On sait le tumulte qui s'ensuivit, et que pour ma part j'ai jugé disproportionné : non pas sans doute quant au crime, mais certainement quant au criminel, qui ne méritait pas cet excès de déshonneur.

Aussi n'ai-je pas l'intention de revenir à la charge, cette fois-ci, et d'offrir aux lecteurs de nouveaux échantillons de la prose camusienne, telle qu'elle s'étale dans K. 310, le nouvel opus. Dieu sait pourtant que le matière ne manquerait pas. Mais les tribunaux savent ce qu'ils ont à faire, les associations de lutte contre le racisme et l'antisémitisme aussi. Ce n'est pas toujours aux mêmes de leur mâcher de leur travail.

Je vais donc vous épargner pour cette fois, je ne vous servirai pas du Renaud Camus. Si vous avez l'estomac un peu sensible, vous devriez m'être reconnaissant. Ou alors seulement ce morceau minuscule, qui ne devrait pas vous faire de mal : «[...]».

«"[...]" ?, dites-vous. Comment ça, "[...]"? On ne sait même pas comment ça s'avale ! »

Que voulez-vous que j'y fasse ? Renaud Camus écrit «[...]». Ah ça, il n'a pas froid aux yeux ! On peut dire qu'il ne recule devant rien ! Je crois avoir déjà exposé sa singulière idée du courage littéraire. Il  note tout ce qui lui passe par la tête, et aussitôt après, impressionné par son audace, il demande à ses éditeurs (car il a plusieurs éditeurs, pour passer chez l'autre quand l'un ne veut plus de lui) de retirer de son texte tout ce qu'ils croient devoir en enlever.  On comprend qu'ils rechignent à cette tache éprouvante - d'autant qu'il faudrait commencer par lire, et qu'on sait qu'ils n'aiment pas trop ça. De sorte que Camus, ayant épuisé toutes les bonnes volonté de censure, est obligé de se censurer lui-même. Et c'est là que son invention est remarquable. Il écrit «[...]», sans barguigner. Sent-on tout ce qu'il y a d'audace, dans ce «[...]» ? Sent-on tout ce qu'il y a de sens ? Avouez que c'est envoyé, ça ! Un autre, moins adroit, moins bon écrivain, moins maître de son expression, serait allé dix fois en prison, avec un message pareil (et ne l'aurait pas volé !). Tandis que Camus écrit «[...]». S'il le pense vraiment, pourquoi se priverait-il de le faire imprimer ? Ce qui est dit est dit.

Il faut préciser que cette innovation remarquable intervient à l'intérieur d'un genre littéraire qui lui-même est nouveau, je crois bien, le "journal de journal". Le plus récent volume du "journal" de Renaud Camus, en effet (on renonce à compter), a certes pour sujet principal Renaud Camus, comme d'habitude, ses obsessions raciales, son antisémitisme, son horreur de l'immigration et du métissage, toutes les savoureuses spécialités de la maison ; mais ce qu'il raconte essentiellement, cette fois-ci, c'est le "journal" de Renaud Camus, en l'occurrence La Campagne de France, sa publication, le tumulte qui s'ensuivit, toute l'"affaire", à commencer bien sûr par mon article, puisque c'est lui qui la déclencha. Sont même citées mes remarques sur la forme particulière du courage de Camus, et mes invites à dire ce qu'il avait à dire, s'il croit avoir à le faire. Et Camus de s'exécuter, héroïquement. «[...]», nous fait-il savoir sans ciller.

Vous allez dire qu'on tourne en rond. Parlons plutôt d'un abîme, ou d'un abyme - ce sont des mots de notre auteur, un rien précieux. Et dans ce gouffre entre crochets, il n'en finit pas de tomber. Ce n'est pas qu'il n'ait pas de convictions, mais il répugne à s'y accrocher.