Jean-Gérard Lapacherie
De l'urgence de respecter
les formes de la langue
A propos de Renaud Camus, « Syntaxe ou l'autre dans la langue », P.O.L. 2004
Cet ouvrage est fait de trois parties, chacune correspondant à une conférence prononcée dans une université en France, à La Sorbonne ou à Dijon, et au centre culturel français de Séoul. Elles ont pour titre « Syntaxe ou l'autre dans la langue » (2003), « Eloge de la honte ou l'autre dans la conscience » (2002) et « Voix basse, Eloge du chuchotement ou l'autre dans la voix » (2004). Renaud Camus y poursuit sa double et intempestive réflexion de moraliste et de linguiste. La première a été esquissée, puis développée dans « Eloge du paraître » et « Du sens », la seconde dans « Répertoire des délicatesses du français contemporain ». Ecrivain attaché aux moeurs (à la politesse, à la courtoisie, au raffinement, à tout ce qui éloigne de la nature) et à la langue (à ses délicatesses, à l'histoire du sens, à sa « géologie », faite de couches et de strates de sens), il a conscience (ce en quoi il éclaire la question, jusque là laissée dans l'ombre) qu'il existe dans la langue et surtout dans la syntaxe des points, des constructions, des faits ou, comme disait Aristote, des « lieux » (ou topos), où les moeurs et les façons de parler convergent, se recouvrent, se confondent en partie, et où la langue (quand elle est dégradée) est le papier de tournesol qui révèle l'état (tout autant dégradé) des moeurs. De ce point de vue, il écrit une oeuvre singulière ou paradoxale au sens où il prend à rebrousse-poil non pas la doxa, mais tout ce que la doxa peut avoir de pesant ou de totalitaire, et ce, dans des ouvrages qu'il intitule, entre autres, « Eloge » (du paraître, de la honte, du chuchotement, de l'altérité), l'éloge étant un mode d'expression que notre époque « moderne », tout entière confite dans le ressentiment ou avide de « critique » ou de dépassement, juge nécessairement désuet ou suranné, et auquel elle a complètement renoncé, et les objets de l'éloge ce sur quoi il porte : la honte, le paraître, la voix basse, le chuchotement et même l'altérité - étant encore autant sinon plus dévalorisés que l'éloge. Emile Littré (in « Dictionnaire de la langue française », seconde moitié du XIXe s), définit l'éloge comme « le discours public fait à l'honneur de quelqu'un après sa mort » et, par extension, « la louange de quelqu'un ou de quelque chose ». Ces deux acceptions d'éloge, distinctes chez Littré, se mêlent chez Renaud Camus. C'est bien à la louange d'une chose et non d'une personne le paraître, la honte, le chuchotement que Renaud Camus consacre certains de ses livres (donc, sa pratique de l'éloge est conforme à la seconde acception du mot), mais, comme si ces choses, notions, valeurs, gestes, comportements, étaient « morts » (comme dans la première acception), au sens où ils sont tombés en désuétude et où, démonétisés, ils n'ont guère plus cours. La France qui les a jadis sinon inventés, du moins leur a donné du prix et de la consistance, allant jusqu'à les faire enseigner à aux nouvelles générations, s'en détourne, les oublie, les rejette. Ce dont Renaud Camus fait l'éloge, c'est la courtoisie, le respect d'autrui, la politesse, les manières de table et de langage, valeurs qui n'ont rien, quoi qu'on en ait dit, de « vieille France », mais forment l'armature d'une civilisation à l'agonie et que Renaud Camus veut maintenir, ce en quoi son entreprise relève d'un vieil esprit chevaleresque français.
Renaud Camus expose sa thèse à propos des monstruosités langagières (de véritables tératologies syntaxiques) qu'il relève dans les habitudes langagières des puissants et des biens pensants, de ceux qui exercent une influence sur les esprits ou qui professent dans les media. Ce qui « l'interpelle » (comme diraient les bien parlants du moment), ce sont les constructions dans lesquelles la préposition « sur » régit une interrogative indirecte commençant pas « comment », par exemple dans « je m'interroge sur comment il a réussi son coup » ou « le livre porte sur comment Lénine a pris le pouvoir », avec des variantes, telles que « sur pourquoi », « sur quand », « sur combien » : « Le président s'interroge sur combien de morts a fait la seconde guerre d'Algérie » ou « il s'interroge sur comment les choses se passent », etc.
Ces constructions ont une syntaxe qui n'est pas aussi fruste qu'elle ne paraît. Il n'est pas facile de faire suivre la préposition « sur » d'une interrogative indirecte. Il serait plus simple de dire « il s'interroge sur le cours des choses », « sur la façon dont les choses se passent » ou « sur le comment des choses » (pourquoi pas ?), plutôt que de dire « il s'interroge sur comment les choses se passent ». Dans les phrases avec « sur comment », c'est à peine si les règles sont enfreintes. D'ailleurs, les linguistes de l'Université les accepteraient comme « faits de langue » et ils verraient dans les raccourcis syntaxiques qu'elles contiennent la marque de la loi universelle du moindre effort, laquelle, depuis la nuit des temps, régit l'évolution des langues de toutes les langues qui sont au monde. Certes, nous avons le sentiment que ces constructions ne sont pas correctes ou à peine ou mal, mais nous ne sommes pas en mesure d'expliquer pourquoi elles sont incorrectes. De plus, elles ont beau être mal construites, leurs défauts n'affectent en rien le sens ou la « communication ». Chacun comprend ce qui est dit et même si c'est mal dit, le sens est cohérent.
Si nous rejetons ces phrases ou si elles nous heurtent, ce n'est pas parce que les règles sont violées, mais cela tient à tout autre chose, en particulier à ce qu'est la syntaxe. La syntaxe, ce sont de pures formes, des formes qui ne sont rien d'autre que des formes, des formes convenues et conventionnelles, qui ne viennent pas de la nature des choses, mais d'un long et sage usage de la parole, qui supposent une longue expérience, qui ne vont pas de soi :
« La syntaxe en tant que convention reconnue comme telle, explicite contrat, création de la volonté au sein d'une langue, objet d'un assentiment conscient, délibéré et en chaque phrase renouvelé, de la part de celui qui parle, ou qui écrit ».
Grâce à la syntaxe, on ne dit pas les choses telles qu'elle sont, brutalement, on passe par des règles déjà là, que des millions de Français avant nous ont observées et respectées, qu'ils ont apprises et transmises, que nos ancêtres observaient il y a deux ou trois siècles. Ces règles formelles et formalistes sont à la fois antérieures et extérieures à chacun ; elles imposent, chaque fois que quelqu'un énonce et prend la parole, un détour ; chacun est incité à ne pas être « soi-même », tel qu'en lui-même l'éternité ne le changera pas, dans son authentique immédiateté. La syntaxe est une politesse. C'est une forme dont la raison d'être est d'accueillir l'autre, de lui laisser une place, de penser à un tiers, une tierce personne : elle est l'autre dans la langue, ce que Renaud Camus exprime de façon synthétique dans la troisième conférence de cet ouvrage, « Voix basse, Eloge du chuchotement ou l'autre dans la voix », pp 178-179.
« La syntaxe comme étant, selon moi, la place faite à l'autre, à lui reconnue, signifiée par l'agencement des unités sémantiques, dans le langage. En disant « ce dont j'ai besoin » plutôt que « ce que j'ai besoin » que pourtant on entend tous les jours, et qui me permettrait de me faire comprendre tout aussi bien, qui n'impliquerait aucune déperdition de sens et qui me demanderait moins d'effort de construction, peut-être -, en m'exprimant syntaxiquement, en somme, en m'imposant ce détour par la syntaxe, en me pliant à ses méandres rigoureux, je marque que m'exprimer n'est pas tout à mes yeux, dans ma bouche et dans mon esprit, que je suis bien conscient qu'on a parlé avant moi et qu'on parlera après, que le langage n'est pas mien, qu'à aucun moment il ne se confond avec moi, qu'il ne saurait servir à la seule expression de moi-même. C'est en ce sens que la syntaxe, selon moi, est l'autre dans la langue, et que le détour qu'elle implique, cet écart, ce détachement de moi-même, ce petit faste, cette non-coïncidence, est précisément la place de l'autre, dans la phrase et dans le discours ».
L'éloge est positif. Louer quelque chose, même si cette chose est « désuète », suppose un « mal », qui fait horreur, qui n'est pas dit ou qui n'est qu'évoqué. Tout éloge implique un blâme. Le mal, selon Renaud Camus, c'est la morale communément admise, celle qui s'est généralisée partout, la morale sans forme, c'est-à-dire la non morale, faite d'injonctions à être « soi-même », « nature », dans l'immédiateté de ce que l'on est ou croit être, objectif utopique, puisque jamais l'être ne coïncidera avec lui-même, que jamais le discours ne sera en adéquation avec le réel, qu'il y aura toujours entre ce qui est et ce qui est dit un jeu, du jeu, des ajustements et des réajustements à faire. Cette morale de la libre expression refuse de tenir compte d'autrui, comme si autrui n'était rien. Elle ne peut pas penser que des paroles crues ou malséantes peuvent blesser l'autre qui les entend ou à qui elles sont adressées, que des cris ou du bruit la nuit, dans les rues désertes ou dans un couloir d'hôtel, empêchent ceux qui ont envie de dormir de se reposer, que des papiers sales jetés dans un parc ou des crachats sur un banc public importunent ceux qui ont du plaisir à s'y promener ou à s'y asseoir, etc. Une phrase fautive ou mal construite, une syntaxe abolie ou oubliée ou affadie, sont à la langue ce que les papiers gras sont à la propreté ou les cris la nuit à la politesse. Tous ces faits marquent une poussée de la nature et un recul de la civilisation, tous ces faits indiquent une affirmation brutale de soi et un oubli d'autrui, tous ces faits sont les degrés d'une échelle qui mène à la guerre de tous contre tous.
La forme oubliée ou violée ou subvertie, c'est aussi et d'abord la civilisation qui, peu à peu, lentement, de façon inéluctable, est amputée de ce sans quoi elle ne sera plus : tel est le fond de la pensée de Renaud Camus.