Renaud Camus, L'Inauguration de la salle des Vents, roman, Fayard, 2003.
Renaud Camus renoue avec le roman, genre qu'il semblait avoir délaissé depuis la publication en 1995 de L'Epuisant Désir de ces choses (Editions P.O.L.) et qu'il a illustré naguère d'un chef d'oeuvre, Voyageur en automne (Editions P.O.L., 1992). Pendant huit ans, abandonnant la veine romanesque, il nous a offert de vrais joyaux, où le savoir maîtrisé, la réflexion philosophique, la culture artistique, l'intelligence du coeur s'expriment dans une langue aussi fluide et transparente qu'une onde pure coulant l'été dans une prairie en fleurs. Citons quelques-uns des livres que les bonheurs d'écriture rendent inoubliables : Etc., Du sens, Répertoire des délicatesses de la langue française, Corbeaux, Nightsound, ainsi que le journal, publié chaque année, de 1985 à 2000 aux éditions P.O.L. ou chez Fayard.
Le voilà qui revient avec l'Inauguration de la salle des Vents sur son ancien terrain, provisoirement ou en partie délaissé au cours de ces années, celui du roman « moderne » c'est-à-dire le roman dont les formes, que ce soit celles du récit ou du style, de la construction ou de la thématique, relèvent des expérimentations auxquelles les avant-gardes formalistes qui ont connu leur apogée dans les années 1960-70, avec Perec, l'Oulipo ou Barthes, ont sacrifié sans vrai succès.
Ce roman témoigne d'une dextérité éblouissante, comme l'atteste la construction. Pour en avoir une connaissance précise, il faut consulter en permanence, pendant la lecture, la « table » des pages 337 à 344 ou le paragraphe intitulé « tableau des paragraphes (de la seconde partie) », pp. 191 à 193, où les règles que Renaud Camus s'est imposées et qu'il fait l'effort de suivre sont clairement exposées. Le roman est composé de deux parties sans titre, chacune étant faite de 132 paragraphes au total, 264 paragraphes numérotés en chiffres romains de 1 à 264, chaque paragraphe étant formé d'une seule phrase. Le roman résulte de la combinaison de douze récits ou « lignes de récits » et de onze styles. Dans les onze premiers paragraphes, les onze premiers récits se combinent aux onze styles, le 12e paragraphe résultant de la combinaison du premier style et du douzième récit, etc. Le décalage entre le nombre de styles (11) et celui des récits (12) fait que la même combinaison ne se produit qu'une seule fois par partie.
Ces règles forment la matrice qui génère le texte. D'autres écrivains se sont essayés à ce formalisme qui exploite la magie combinatoire des nombres : Perec, Queneau, l'Oulipo, etc. Il ne s'agit pas d'un jeu gratuit. Au contraire. L'esthétique de Renaud Camus est ordonnée, au sens où elle repose sur un ordre, que ce soit l'ordre convenu que fournit l'alphabet (Etc. ou Répertoire des délicatesses du français contemporain) ou la combinaison des nombres (L'Inauguration de la salle des Vents) ou l'essence de la langue (ce qu'elle est par nature et ce qui fait qu'elle est ordre) ou de la pensée cratylienne qui le nourrit (Du sens). Il oppose cet ordre raisonné, sans trop se faire d'illusions sur l'efficacité de sa résistance, au désordre du monde, aux évidences bien pensantes de l'opinion dominante, au « ce qui va de soi », aux désastres que cause la ruine inéluctable du processus de civilisation.
A ceux que la lecture de Du sens, du Voyageur en automne ou du Répertoire des délicatesses du français contemporain a émerveillés, ce nouveau roman semblera peut-être terne et artificiel. Mais il ne constitue en rien une régression esthétique. En fait, l'enjeu est ailleurs. Au cours du printemps de l'année 2000, comme s'ils avaient voulu enfermer le siècle nouveau dans un sarcophage de plomb, les puissants du jour ont inculpé Renaud Camus de crimes imaginaires, le couvrant d'injures et réduisant son oeuvre, à la suite d'un contresens dû au mieux à la malveillance, au pis à une infirmité à lire ce qu'il écrit, à l'éthique fruste ou « moisie » des admirateurs béats de Barrès, Pétain ou Maurras, si tant est que notre pays en compte. A ses détracteurs, Renaud Camus répond indirectement par L'Inauguration de la salle des Vents. Les valeurs positives, que sont la modernité, l'expérimentation, le renouvellement des formes, le désir d'en finir avec les discours épuisés, ne se trouvent pas chez les bien pensants du Monde ou de Libération, ni chez les docteurs ès vertuismes, ni chez les auteurs choyés, mal gré qu'ils en aient et quoi qu'ils prétendent, mais chez un écrivain solitaire, prêt à payer pour ce qu'il est, sans jamais se renier, et qui libère la littérature et la pensée du carcan d'insignifiance où la tartuferie nationale la laisse croupir.
Jean-Gérard LAPACHERIE