Lire le journal annuel d’un écrivain

(Renaud Camus, Rannoch Moor, Journal 2003, Fayard, 2006)


Pourquoi lit-on le journal d’un écrivain, qui, chaque année, publie depuis 1985 son journal ? Qu’est-ce qui, une fois le livre ouvert (Rannoch Moor est le dix-huitième volume du « Journal » de Renaud Camus), nous pousse à le lire jusqu’au bout, bien qu’il n’y ait ni « action », ni « suspens », comme il peut y en avoir dans un roman, et bien que ce volume « composé en Caslon par Palimpseste à Paris » compte plus de huit cents pages ? Pourquoi est-il si difficile de s’en détacher ?

Voilà les questions que se posent peut-être les lecteurs des journaux d’écrivain.

Ce n’est pas la personne de Renaud Camus qui fait l’intérêt de ces huit cents pages. Renaud Camus n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire de lui, sympa : il en conviendrait lui-même, ayant en horreur – c’est tout à son honneur – l’idéologie du « sympa » et la « familiarité » qui tiennent lieu de pensée ou de morale à la plupart de nos contemporains. Ce n’est pas non plus ce qu’il révèle de la « vie littéraire ». Certes, il note tout et s’oblige à tout dire de façon exhaustive, quitte à ce que cela lui vaille de nombreux ennemis – ce dont il est conscient. De la vie littéraire, il révèle peu de choses, rien, en tout cas, que l’on ne sache déjà, y étant étranger ou ayant pris ses distances avec les potins et anecdotes qui ont toujours nourri la littérature dans notre pays. Il connaît bien ses deux éditeurs, « Paul », le fondateur de P.O.L., et Claude Durand, qui dirige les éditions Fayard au demeurant deux hommes admirables qui défendent, en lui assurant un revenu régulier, un écrivain de talent, dont les livres se vendent mal et qui est défavorablement connu chez les bien pensants, les seuls qui soient autorisés à s’exprimer. Ce qui fait de la lecture de ce journal un plaisir, ce ne sont pas non plus les états d’âme d’un écrivain qui s’estime à juste titre « maudit » (les avanies qu’il subit sont tristes ou affligeantes certes, mais c’est le lot d’autres écrivains ou intellectuels) ; ce n’est pas non plus l’amitié admirative réciproque qui le lie à Alain Finkielkraut, ni le récit de ses malentendus avec ce dernier, ni le compte-rendu de ses amours heureuses ou malheureuses ; ce n’est pas non plus les témoignages sur son travail quotidien : il se remet au grec pour lire La République de Platon, dont il débusque les non sens ou les raisonnements obscurs, il lit de Hobbes Le Léviathan dans le texte, etc. Voilà qui intéressera sans doute les érudits dans un siècle, quand la littérature du XXIe siècle sera au programme des études de lettres. Ce n’est pas non plus « comment j’ai écrit certains de mes livres », ni les échos d’oeuvres en cours ou en gestation ou futures : le Journal de l’année 2000 (l’année où a éclaté « l’affaire Camus »), le beau roman ambitieux L’Inauguration de la Salle des Vents, le dialogue sur « l’Etrangèreté » avec Emmanuel Carrère et Alain Finkielkraut, le manuel ironique Comment massacrer une maison de campagne en dix-huit leçons, etc. Ce n’est pas non plus les activités éditoriales de Renaud Camus au sein du parti de l’In-nocence, qu’il a fondé, ni même les rapports qu’il entretient avec ses lecteurs les plus fidèles, qui s’expriment dans le site des lecteurs de Renaud Camus. Ce n’est pas non plus ce qu’il écrit avec pertinence des « Autorisés de la Parole », des dérives de France Culture, dont il est un auditeur fidèle, des tabous, de la censure, des thèmes qui structurent son oeuvre et sa pensée : la langue qui fait voir le monde, la lutte contre les nuisances – bruits, « incivilités », saletés, atteintes au patrimoine, etc. , la passion des cartes, la topographie, les paysages, les beaux lieux de France et du monde, le Gers, l’Angleterre, l’Ecosse. Ce ne sont pas non plus ses voyages, ses difficultés financières, sa santé qui défaille.

Alors, qu’est-ce qui fait que nous lisons avec un immense plaisir Rannoch Moor ?

La première raison – et sans doute la raison déterminante est que se lit, dans chacune des lignes de ce journal, de la langue française à l’état pur. Entendons-nous sur l’adjectif « pur ». Le concept de pureté auquel il renvoie n’a rien en commun avec les emplois en politique ou dans l’idéologie sous les vocables « épuration » et « purification », ni même en grammaire sous celui de « purisme ». Dire de Renaud Camus qu’il écrit de la langue française à l’état pur, cela veut dire qu’il n’y a dans ce qu’il écrit que de la langue française et que, comme il y a du vin pur, qui n’est mélangé à rien d’autre, la langue française, sous la plume de Renaud Camus, surgit comme une source : ce n’est que de la langue française, sans ces scories qu’y déposent l’idéologie ou la bonne pensée, sans les scies du parler commun, sans ces expressions à la Prud’homme, sans les facilités qu’offre le recours à ce qui est déjà dit ou sclérosé ; c’est de la langue native ou naturelle.

Renaud Camus réussit à faire de la langue, ce système de signes collectif et social qui appartient à tous et dont tout le monde use sans jamais se poser de questions, comme dans un libre service, qui semble aller de soi, l’expression de sa propre singularité. Le collectif est mis au service du surgissement d’un moi unique. Ce qui apparaît à la lecture, c’est ce miracle d’une langue commune, du moins en apparence, qui, sous la plume de Renaud Camus, semble lui être spécifique et qui sonne comme spécifiquement française, comme si elle renfermait ce qui fait l’essence ou la nature de notre langue. L’essence du français, c’est la clarté, écrit Rivarol : ce qui est clair est français et ce qui n’est pas clair n’est pas français, mais allemand, anglais, italien. Ce à quoi d’Alembert objecte qu’il n’y a pas de langue claire en elle-même, pas plus le français que l’allemand ou le chinois, et que toute langue est pleine d’obscurités, de vague, de confusion : à celui qui écrit, il incombe de transformer l’obscurité naturelle en clarté. Renaud Camus porte cet art de la langue à ses sommets.   

 La deuxième raison tient à la conception singulière que Renaud Camus se fait du journal tenu au jour le jour. Ce n’est pas seulement une recension de faits, comme en témoigne le mot entrée, utilisé par les auteurs de dictionnaires pour désigner le mot « vedette » à définir et imprimé en majuscules grasses, et duquel Renaud Camus nomme les articles ou les paragraphes de son journal. Chaque entrée s’inscrit dans le temps qui passe (le jour et l’heure sont indiqués), mais aussi dans l’espace : est indiqué le lieu où elle est écrite. Elle traite chaque fois d’un sujet nouveau – l’art, les nuisances, le moi, Le Monde, France Culture, les fautes de langue, les paysages, etc. ou elle aborde à nouveau, pour le compléter ou le « creuser », comme une cavatine, un sujet ancien, de sorte que ce journal s’apparente, par son mode de composition et par les digressions répétées, à des Essais. Chez Renaud Camus, l’ordre dans lequel se succèdent les entrées est celui de la chronologie, puisque l’ordre alphabétique est impossible. Cet ordre est l’ordre imposé ou apparent, mais ce qui fait l’ordre profond, celui qui ne se voit pas au premier regard, c’est l’ordre du dictionnaire ou, mieux, de l’encyclopédie. Renaud Camus écrit sa propre encyclopédie, celle dont il est le sujet principal, l’encyclopédie de soi, pourrait-on dire. La singularité d’un être, ses pensées, sa vie, ses humeurs, etc. font l’objet, dans une langue qui semble à la fois unique et spécifiquement française, d’une représentation qui emprunte, à la science ou à la connaissance, ses formes. En cela, l’entreprise de Renaud Camus est inédite. On comprend qu’elle soit mal comprise.


Jean-Gérard Lapacherie