RENAUD CAMUS ÉLÉGIAQUE
Texte de Jean-Claude Pinson,
extrait de son livre Habiter en poète
Contre la "navrance", une "prose de rien"
De Renaud Camus, on retient surtout le journal, les romans, peut-être les essais. Mais la part de son oeuvre qu'on peut dire "poétique", bien qu'elle soit écrite en prose, demeure méconnue. Trop intempestive, inclassable, sans doute.
Le Lac de Caresse (1), que l'auteur lui-même range parmi ses élégies, se présente comme un texte en prose ("une prose de rien", dit le sous-titre) où flottent de temps à autre sur l'espace vide de la page des mots en archipel, selon une disposition qui rappelle le Mallarmé du Coup de dés. Comme il sied à l'élégie, le texte, qui résulte de «l'insensé dessein d'un livre écrit en quatre jours, en quatre veilles» (LC, 51), a son point de départ dans ce qu'on peut appeler une circonstance lyrique : un homme, «durement rabroué par les ultimes leçons dont l'aurait gratifié l'existence» (LC, 9), dont la «situation sentimentale (...) est en somme le prétexte de cette prose de rien» (LC, 30) ; un lieu, celui de l'écriture (Paris) auquel se superpose un autre, remémoré, «ce lac de Caresse, Lago di Carezza, Karersee, dans les Dolomites occidentales, où nous étions lundi dernier» (LC, 17) ; un moment, les quatre jours et nuits de l'écriture et le souvenir qui les taraude du lundi précédent.
Mais si la circonstance relève de l'intime, elle ne donnera pas lieu à l'effusion. Il s'agira, au contraire, de «ne laisser à la navrance ravageuse aucun champ» (LC, 51), et pour ce faire de recourir à la distance qu'instaure le livre, secours à la «déréliction» (LC, 10). Mais quel livre ? Car écrire un livre ce pourrait être au contraire émettre encore du sens et par là «se commettre, en somme, une fois de plus avec la vie», ce dont pourtant on «ne pourrait plus supporter l'idée» (LC, 9-10). Le dilemme est donc le suivant : comment satisfaire la nécessité cathartique d'écrire un livre, sans faire de concession à la bêtise du sens, ce trop commun dénominateur (LC, 23, 62), et sans par là redonner prise à la «navrance» ? La réponse est du côté de littéralité. Pour tenir à distance les aléas de l'existence, pour «prendre sur nous» face au malheur, la seule issue sera de se tenir parmi les mots, d'écrire un livre, non à partir de la vie, mais à partir des livres, dans la distance qu'instaure le «compagnonnage abusif des Lettres», «dans le blanc mal défendu des alinéas, dans les virgules, entre les pages» (LC, 12-13). Elle sera aussi de tracer sur la page ces vers de «pur rien dont parle Guillaume d'Aquitaine» (LC, 13) ; de «disposer des mots» sur la page blanche, à la façon de Mallarmé (LC, 15). Le mot "lac", par exemple, qui, isolé sur la page, exempt du discours, sera pour ainsi dire intransitif, n'ira nulle part, mais pourrait cependant «avec sa résonance dans la mélancolie», procurer «quelque manière de léger soulagement ou du moins quelque rayonnement apaisant» (LC, 15).
«Habiter poétiquement le monde»
Le recours à la lettre, cependant, n'épargne pas que soit posée la question lancinante de notre être-au-monde. La poétique de Renaud Camus n'élude pas la question de l'"habiter", comme c'est le cas de beaucoup de poètes "textualistes" qui, récusant l'idéalisme philosophique et la nostalgie ontologique, tiennent pour sans intérêt tout questionnement sur le lien de la poésie à l'existence et pour intempestif son inscription dans le poème. Si l'auteur déclare que le mot lui est «plus cher que la chose» (LC, 59), c'est pour aussitôt ajouter qu'il faut pourtant bien aux signes un référent, un «répondant sur la terre» et qu'ils ne sont rien s'ils ne sont «signes de quelque chose, ne serait-ce que d'un message perdu, caduc, brouillé...» (LC, 60). L'intransitivité ne saurait donc être radicale, ni la littéralité absolue. A la leçon de Barthes s'ajoute, pour Renaud Camus, celle d'Yves Bonnefoy.
Le Lac de Caresse, élargissant le propos par-delà la circonstance lyrique de la «navrance» amoureuse, enveloppe dans les arabesques d'une prose toute en nuance, une réflexion sur les paradoxales conditions d'une «poétique résidence sur la terre» (LC, 62). Comment, demande l'auteur, pourrons-nous «habiter poétiquement le monde» quand nous l'avons à ce point désenchanté que, «lassé de nous», il «se dérobe à faire sonner encore, dans le métal usé des syllabes fondamentales, ce manque ou cet excès qui millénairement en cautionnait, pour nous, la résonance lyrique» (LC, 61) ?
Une résidence poétique sur terre requiert, selon Renaud Camus, que puisse y être encore faite l'expérience de l'absence de l'homme, l'expérience du vide et de la solitude : «Sans l'expérience de la nuit, sans la pratique de la solitude comme exaltation, de la nature comme béance et comme béance du sens, de la beauté comme espace, comme lumière et comme paysage, c'est toute la lyre qui devient caduque, obsolète et surtout ridicule.» (2) Ce que l'auteur nomme le «grand lyrisme occidental» («de Sapho jusqu'à Campana, Trakl ou Mandelstam, de Jérémie jusqu'à Bonnefoy, Celan ou du Bouchet») «a partie liée par essence avec les éléments, l'air, la mer, la solitude, la nuit, la distance, les chemins et le vent» (3). Or cette exigence de la vacance, de la lacune, ne trouve plus à se satisfaire aujourd'hui où domine le «terrible, moderne, défaut d'absence de l'homme, dans le monde» (LC, 63). «Parvenu au faîte de nos montagnes», «au bord ultime de nos fumerolles», ce que nous trouvons, en fait de sandales d'Empédocle, ce sont des «espadrilles de caoutchouc, dépareillées, made in Taïwan» (LC, 62). Le grand lyrisme, le lyrisme "vertical", est solidaire d'une épreuve du sacré. Or il ne nous est même plus donné, note Renaud Camus, de frémir de la mort de Dieu : «il fallait que ce fût son absence même qui nous fût volée, dérobée cette dérobade où se fondait en art la seule dignité de notre pas, de son emprise et de son empreinte, dans la grandiose dérision de leur insignifiance, que rien n'interdisait d'estimer, sinon d'appeler, sacrée.» (4)
Il ne reste plus alors comme issue que de trouver le vide salvateur «entre les lignes, entre les lettres» (LC, 63). La littéralité, par le jeûne du sens qu'elle suppose, s'offre comme substitut à l'absence du vide dans le monde. Ainsi, loin d'être contradictoire avec le lyrisme, comme le laisse entendre Jean-Marie Gleyze dans son essai, elle en est au contraire l'exacte condition. Interdisant toute réplétion dans notre rapport au monde, la lettre (et plus généralement l'art) est ce qui nous permet, encore, d'habiter poétiquement le monde, de continuer à faire l'expérience de quelque chose comme le «sacré» : «Et tant que la mort, la misère, la criante injustice, la douleur, la barbarie, l'horreur n'auront pas tout à fait expulsé l'humanité de ce mode suprêmement puéril, conventionnel et sacré d'être au monde, il restera pour l'art encore un peu de jeu, et pour la liberté l'angoisse, la courtoisie.» (LC, 74) L'épreuve du négatif évoqué par Jean-Marie Gleize n'est sans doute pas très éloignée de cette expérience du sacré. Mais là où Renaud Camus y voit une condition d'un lyrisme conçu non comme simple modalité d'écriture mais comme disposition existentielle, Jean-Marie Gleize y perçoit une expérience du réel qui exige qu'on renonce à tout lyrisme dans l'écriture. La raison de cette différence, au-delà d'un simple problème de définition, est à chercher du côté de conceptions radicalement divergentes quant au sens esthétique et ontologique du lyrisme. Pour Jean-Marie Gleize, il est essentiellement épanchement d'une intériorité subjective ; il relève d'une conception idéaliste et "représentationnelle" de notre rapport au réel, en même temps qu'il repose sur une esthétique spontanéiste de l'expression. Pour Renaud Camus, le lyrisme demeure pensable, à l'instar de la tradition du «grand lyrisme occidental», comme témoignage qui concerne notre être-au-monde, notre condition d'habitant du monde, en amont de tout rétrécissement à la sphère de l'intériorité subjective. Et même, pourvu qu'il soit médiatisé par le travail de la lettre, un tel lyrisme peut encore chanter sans ridicule l'intime «navrance» d'un sujet. De ce point de vue, Le Lac de Caresse offre un exemple très convaincant de l'alliance du lyrique et du littéral.
Jean-Claude Pinson
1. P.O.L, 1991. Désormais cité LC suivi du numéro de la page
2. Esthétique de la solitude, op. cit., p.163
3. Ibid., p. 157
4. Ibid., p. 158