Le Mystère K. 310
Par Jocelyne Savignac
Le mystère K. 310 ne tient certes pas à Renaud Camus, qui lui n'a vraiment rien de mystérieux, hélas : on ne le connaît que trop, et d'un livre à l'autre il n'est que plus semblable à lui-même, plus conforme à l'image déplorable qu'on se fait de lui. Non, le mystère de ce livre n'est pas dans son auteur. Le mystère de ce livre n'est pas son contenu, sinistrement prévisible. Le mystère de ce livre, une fois n'est pas coutume, est dans son éditeur.
En effet voilà un homme, Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur de renom, très estimable et estimé, admiré, même, qui publie certains des auteurs les plus novateurs d'aujourd'hui et qui vient d'être tout spécialement célébré, à l'occasion des vingt ans de sa maison, les désormais fameuses éditions P. O.L. Or cet homme, cet éditeur, avait réussi à se débarrasser du seul écrivain qui vraiment faisait tache dans son catalogue, Renaud Camus. Renaud Camus était allé voir ailleurs, et ailleurs il avait provoqué le scandale qu'on sait, la pitoyable "affaire Camus". On pouvait se dire que Paul Otchakovsky aurait vu dans la très légitime indignation entraînée par La Campagne de France, la pleine confirmation de la justesse de sa décision de refuser ce livre. Au lieu de quoi débarque dans les librairies, ces jours-ci, un nouveau volume de l'interminable "journal" de l'intéressé, et c'est chez P.O.L qu'il est de nouveau publié, comme si de rien n'était. Comment ? Pourquoi ? C'est ce qu'on aimerait bien comprendre.
L'amitié ? L'éditeur prestigieux et l'écrivain réprouvé se connaîtraient depuis trente ans. Soit. Mais en admettant que Jérôme Lindon ait fait son service militaire avec Roger Garaudy, est-ce que ce serait une raison suffisante pour que les insanités de Garaudy aient été publiées chez Minuit ?
La pitié ? Mais Camus, avec une vanité d'enfant de quatre ans, une ostentation de promoteur immobilier sur les hauteurs de Cannes et une délicatesse à faire passer Paul-Loup Sulitzer pour J. M. G. Le Clézio, ne cesse de se vanter de son château, d'entretenir ses lecteurs de ses hésitations de beauf et de B.O.F. entre Safrane et Peugeot 607, de ces séjours à l'hôtel de Paris à Monaco et même de ses succès contre l'administration fiscale, qui prétendait lui faire rendre des comptes.
Le talent littéraire, alors ? Camus serait abject comme un Céline, un Morand ou un Brasillach, ce point est acquis, cependant il aurait une petite part de leur don, qui justifierait que ses livres voient le jour malgré tout ? Mais Camus ne peut pas tracer un seul substantif sans le faire suivre aussitôt de l'adjectif de rigueur, sa syntaxe, en moins correct, est celle du plus obscur et du plus ramolli des académiciens nonagénaires, il écrit mal une langue d'un autre âge et son style, plus encore que le souffre, sent surtout le pipi de chat.
C'est l'intérêt de ce qu'il a à raconter, dans ce cas , les aspects fascinants de son existence, le prestigieux aréopage de ses relations ? Mais l'attention de Camus n'a qu'un seul point de focalisation, sa petite personne, devant laquelle il s'extasie à longueur de paragraphes, émerveillé de son intelligence, de sa vaillance, de sa séduction et de son humour. Nul ne trouve grâce à ses yeux (et encore!) que les quatre ou cinq malheureux auxquels il a réussi à faire partager sa monomanie forcenée, Renaud Camus. Et le cercle de ses préoccupations, si l'on exclue ses fameuses obsessions raciales (1) et ses préjugés de faux aristocrate, se limite à ses problèmes de digestion, de coeur et de voies urinaires mêlés, à ses tentatives pour extorquer le plus d'argent possible à ses éditeurs, ses démêlés avec le fisc, ses efforts pour pousser dans le monde les deux ou trois artistes qu'il trouve géniaux parce qu'ils l'admirent et parce qu'il y a beaucoup de leur oeuvres dans les collections de son fameux château. On peut y ajouter les promenades à pied avec ses chiens, décrites avec application sur le ton des dictées de classe de septième, au siècler dernier. Il faut vraiment appartenir à la secte étroite des renaudcamusiens fervents (malgré le risque des exclusions foudroyantes) pour ressentir la moindre curiosité face à cet amoncellement désespérant de platitudes besogneuses, qui réussissent le tour de force d'être à la fois négligées et trop apprêtées, affectées et relâchées, comme ces visages de très vieilles coquettes qui se maquillent d'autant plus qu'elles se lavent moins.
Ou bien ce serait, on ne voit pas d'autre hypothèse, ce serait que Camus a mis beaucoup d'eau dans son vin, qu'il se sert de son eau de Vichy éventée pour fabriquer du thé à la menthe, et qu'il n'y aurait plus rien à lui reprocher, maintenant, sauf bien sûr de n'avoir aucun talent ? Eh bien pas du tout, pas le moins du monde : Camus est aujourd'hui parfaitement semblable à lui-même. Son univers politique continue de balancer mollement entre Maurice Barrès et Charles Maurras, avec un peu d'Édouard Drumont pour la bonne bouche, et de Marine Le Pen en guise d'aggiornamento. Les remarques racistes et antisémites fleurissent pratiquement à chaque page, sous sa plume prolixe (2). Et il a même cru bon, depuis qu'il a soulevé le dégoût de la France entière, il y a trois ans, d'essayer de capitaliser sur ce dégoût en fondant un parti politique dont le nom ridicule, le Parti de l'In-nocence, ne doit pas dissimuler que son programme donne envie de vomir, lui aussi, de l'éloge de la double peine à l'abolissement des droits sociaux des étrangers, en passant par la suppression de l'impôt sur la fortune et la fermeture des frontières à toute immigration quelle qu'elle soit. Et il suffit de suivre jour après jour, dans l'énorme et indigeste volume qui vient de paraître, la façon qu'à Renaud Camus de vivre et de relater l'"affaire" dont il fut le piètre héros, il y a trois ans, pour voir qu'il n'a rien appris ni rien oublié, mais surtout qu'il n'a rien compris. A ce qui lui arrive il ne comprend rien.Il n'a pourtant à s'en prendre qu'à lui-même, et d'abord à son ignomonie complaisamment étalée. Mais non. Ses "malheurs", puisque c'est comme cela et comme cela seulement qu'il les voit, il les attribue à la méchanceté universelle, dans la meilleure tradition paranoïaque ; à l'éternel complot des médiocres pour écraser les âmes supérieures ; à la jalousie des ratés devant ses triomphes littéraires, pourtant discrets - bref à la conspiration générale pour nuire à ce titan incompris et blessé, si digne dans l'adversité, Renaud Camus. Pas une seule seconde il ne s'interroge sur ses erreurs, ne parlons même pas de ses crimes. Pas une seule seconde il ne songe à ceux qu'il a meurtris, ulcérés, révoltés. Après Le Journal d'un fou, voici celui d'un idiot. Maurice Nadeau, à l'époque, n'avait sans doute pas tort d'estimer que le principal crime de Camus, c'était la bêtise.
Alors ? Renaud Camus chez P. O.L ? C'est cela le mystère K. 310. Il n'y en a malheureusement pas d'autre. Tout le reste est une affaire entendue. Mais puisque Paul Otchakovsky-Laurens est beaucoup fêté ces temps-ci, reçu partout et beaucoup questionné, il y a là une énigme qu'on serait content de lui voir lever.
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(1) Guy Birégno et Ivan Gattenbaum, "Les Obsessions raciales de Renaud Camus", La Ronde des Livres,août 2000.
(2) Patrice Réchikian, "Renaud Camus et l'antisémitisme", La Ronde des Livres, août 2002.