Rannoch Moor de Renaud Camus
Critique parue le 28 juin 2006 sur le site de Stalker
«Ce
qui vit de la matière meurt avant la matière. Ce qui vit
dans la langue vit avec la langue.»
Karl Kraus, Pro Domo et Mundo.
«Et si les vivants sont si peu de chose, si la
frontière est si indistincte entre être et ne pas
être, si l’Être est à ce point
dévalué, c’est que la Parole l’est aussi. Le sens qui
coule des mots coule en même temps des corps, et quand les corps
meurent ils ne sont rien, un morceau de chair pourrissante, qu’il
convient d’oublier le plus vite possible – en général ce
n’est pas difficile.»
Renaud Camus, Rannoch Moor.
Quelle est la figure obsédante qui, du début
jusqu'à la fin du somptueux Journal de l'année
2003 intitulé Rannoch Moor, revêt bien des
masques qui ne peuvent donner le change qu'aux lecteurs inattentifs ?
Cette figure n'est point celle du vide, comme nous pourrions
être tentés de l'affirmer un peu trop rapidement, comme
pourrait, aussi, nous le laisser croire un extraordinaire passage, dont
je cite pour le moment le début (Rannoch Moor, Journal 2003,
Fayard, 2006, p. 441) : «La scotomanie est une drogue beaucoup
plus forte que l’anglomanie parce que c’est une passion qui n’a pas de
frontière, parce qu’elle n’a pas d’objet, parce qu’elle porte
sur du vide, parce que sa matière est le rien et
l’au-delà du rien, le blanc de la carte, l’absence, le
pas-là, l’ailleurs-si-j’y-suis.» Cette figure n'est pas
non plus celle de la disparition, d'entrée de jeu
posée comme une conséquence inéluctable de nos
lâchetés quotidiennes, par exemple ces déroutes
minuscules et barbares où nos contemporains épuisent et
défigurent langue et grammaire : «La
réalité, c’est que nous sommes faits comme des
rats» (p. 41) ou bien affirmée altièrement dans un
remarquable passage (p. 143) où Camus écrit :
«Poursuivre mon «œuvre», tout en étant bien
conscient qu’elle ne constitue une «œuvre» que pour moi, et
pour dix ou douze personnes, en mettant les choses au mieux; et qu’aux
yeux du monde elle n’a pas d’existence. N’en rien attendre, n’en rien
espérer.
Simplifier ma vie. M’exposer moins. Disparaître, sans y
mettre la moindre emphase, seulement en étant de moins en moins
là – je le suis déjà si peu.» «Se
rendre impossible à atteindre», conclut, comme eût
pu l'écrire un Paul Gadenne, l'écrivain, également
dans cette page. De la même façon, l'auteur affirmera
d'Yves Bonnefoy qu'il est le plus grand écrivain français
vivant, probablement, outre l'évidente qualité de ses
œuvres, parce qu'il est aussi, dans l'esprit de Camus, «le mieux pas
là» (cf. note 1 p. 489).
Ni le vide ni la disparition, cette figure pourrait bien être
celle de l'espace, à condition qu'il soit pur,
absolument vierge de toute présence humaine maligne ou, dirait
l'auteur, nocente, à condition donc qu'en soit absente
toute forme de destruction ou d'enlaidissement due à la
prolifération monstrueuse et fulgurante du hangar ou,
c'est tout comme, de la banlieue universelle, ce chancre
pulvérulent, l'unique orchidée répugnante
amoureusement élevée par les jardiniers amateurs de la petite-bourgeoisie,
moquée pour le soin excessif qu'elle apporte à
l'entretien des prés carrés de la bêtise commune, banale,
au sens premier de l'adjectif.
Bien des pages de Rannoch Moor consacrées à la
minutieuse description des magnifiques paysages écossais
pourraient ainsi être à l'évidence analysées
comme autant de toiles exécutées par un écrivain
ayant confortablement calé le chevalet de ses souvenirs une fois
repu de marche puisque, contrairement à l'écriture
première du peintre si je puis dire (demeure le cas de
certains artistes composant de mémoire ce qu'ils ont vu), celle
de Renaud Camus ne peut être que seconde,
convoquée sous la plume pour qu'elle ressuscite l'enchantement
de telle ou telle promenade muette. Le Journal, à plus
d'un titre donc, peut être considéré comme une réserve
de possibles, que l'écrivain accomplira ou au contraire
biffera d'un trait : dans les deux cas, c'est à partir de
l'absence que naît l'écriture diariste (ou peu s'en faut)
de Renaud Camus. Dans les deux cas, les paysages traversés une
première fois, physiquement, le seront une seconde, grâce
à la surrection qu'en provoque l'écriture dans la
mémoire de l'auteur. Parfois, souvent dans le cas de Camus, ce
premier parcours est lui-même hanté par de lointains
souvenirs que l'écrivain ne parvient plus à
démêler d'images surgies de ses lectures ou de ses
rêves. Dès lors encore, le Journal est une
entreprise vaine puisqu'elle doit lutter contre le temps, comme le
montrent de saisissantes images qui, au moment de conclure le voyage
écossais, rappellent que la description littéraire des
lieux conserve à ces derniers une présence qu'ils ont
déjà, de facto, perdue, puisque le retour vers
la France n'est plus qu'une question d'heures.
Quelle peinture notre peintre du temps poursuivi va-t-il
réaliser ? Je choquerai volontairement en affirmant qu'il ne
peut s'agir que d'un monochrome ou, à tout le moins, de telle
épure comparable à celle d'un maître japonais car,
ce que l'écrivain veut tenter de nous montrer c'est moins le
paysage que l'absence je l'ai dit, en son sein même, de
toute excroissance d'égalitaire laideur. Bien sûr, nous
devons immédiatement constater que de tels paysages n'existent
peut-être plus, de nos jours, sur terre, qu'en de très
rares lieux préservés de toute présence humaine.
De tels paysages, nous allons également voir qu'ils n'existent
point pour une tout autre raison, saisissante : tel endroit,
prétendu le plus reculé de la planète, est riche
d'une réalité, d'une présence invisible. Dans sa
description paradoxale, Renaud Camus s'attache à cerner l'incernable,
l'inconsommable évoqué par Jean Clet-Martin
dans un très beau livre; Camus évoque encore le manque.
Reprenons ainsi le passage plus haut cité et découvrons
de quelle façon il se poursuit (pp. 441-442) : «La
scotomanie est une drogue beaucoup plus forte que l’anglomanie parce
que c’est une passion qui n’a pas de frontière, parce qu’elle
n’a pas d’objet, parce qu’elle porte sur du vide, parce que sa
matière est le rien et l’au-delà du rien, le blanc de la
carte, l’absence, le pas-là, l’ailleurs-si-j’y-suis. Elle est
liée à toutes les mystiques a-mystiques du vide, de
Lao-tseu à maître Eckart et au-delà – surtout
au-delà, au-delà, au-delà, toujours au-delà
puisqu’on en a jamais assez et que son principe même est le
manque, le manque de manque, l’insatisfaction perpétuelle, le
besoin de plus de rien, le désir fasciné de davantage
d’absence encore. De la plage du loch Laidon, curieusement aimable et
sableuse, on contemple au sud cette énorme bouchée de
néant, Rannoch Moor, la lande de Rannoch, qui s’achève en
une ligne de montagnes désertes, bien sûr. Mais justement
elle ne s’achève pas. On sait bien qu’au-delà
il y a plus de solitude encore (c’est à peine concevable), plus
d’absence, plus de rien modelé par la bruyère,
velouté par la lumière, malaxé par les ciels,
moiré par les eaux innombrables, incessamment pétri par
le temps qu’il fait et qu’il n’a même pas le temps de faire :
grands pans de soleil en oblique sur des brumes errantes, blocs de
charbon suspendus, sables roses comme des chairs de femme – on a
rêvé, ce n’est plus là. Pourtant ce n’est pas fini,
ce n’est jamais fini, c’est nous qui sommes finis, ravagés de
finitude, de manque de temps, de manque d’argent, de livres à
rendre, de nuit qui vient : quand bien même on y consacrerait sa
vie (et c’est tentant) on sait bien qu’on serait impuissant face
à ce vide adorable, terrible et toujours dérobé,
auquel nous sommes aussi peu commensurables qu’à
l’énormité des bibliothèques. Oh, bien sûr,
on peut tricher, on peut aller de l’autre côté,
en voiture, en train (n’y a-t-il pas une gare ? C’est la gare de Rien)
ou même en avion : on sait bien qu’on n’aura rien étreint,
rien possédé, rien aimé, rien vu; qu’un nuage qui
passe fait de cette lande un autre monde.»
L'absence ici convoquée, invoquée par l'auteur, ne nous
étonnons point qu'elle soit la quête d'une écriture
majestueuse, pesante au sens que Carlo Michelstaedter donnait
à ce mot en l'opposant à la légèreté
de la rhétorique. Écriture savante, évoluant en
boucles de plus en plus larges qui semblent évoquer l'existence
de contrées absolument inconnues des hommes, autant
d'étapes dans la progression rêvée vers plus de
silence, d'espace, de vide, de... Rien ? Non. Quoi qu'il en soit, le
silence, ainsi, ne peut être donné d'emblée : en
écriture, il s'agit d'épuiser la phrase pour tenter de le
faire advenir, d'en cerner peut-être la mystérieuse et
timide présence. Comme tel légendaire château, bien
sûr inaccessible, se découpant à l'horizon peint
par l'artiste, le silence est l'horizon de l'écriture, son
au-delà que nul ne peut prétendre avoir atteint.
Pourtant, une telle profusion de métaphores sous la plume de
l'auteur doit nous éviter de commettre un contresens. Ce vide,
en somme, est encore beaucoup trop plein pour qu'il ne nous indique pas
ce qu'il importe de trouver, puis de comprendre. Celui qui en effet
prétendrait que Renaud Camus serait une espèce bizarre de
mystique en quête d'accomplissement, un paradoxal Ernest Hello
(le passage cité fait immédiatement songer aux pages
étonnantes que celui qui fut l'ami de Léon Bloy consacra
au désert dans Paroles de Dieu) qui se moquerait de
trouver, dans la création, les signes évidents ou
cachés de son Créateur, se tromperait sans nul doute. Je
ne crois pas que nous puissions faire de l'écrivain un mystique
qui s'ignorerait, une sorte de déchiffreur des syntagmes
apotropéens disséminés (fichu Derrida !) dans le
pelage des tigres et le cours sans cesse changeant des ruisseaux.
Et pourtant, je ne puis m'empêcher de trouver séduisante
cette lecture. Car ce que cherche Camus, tentons de creuser ce
retournement, ce n'est point le vide, la disparition, le manque ni
même l'absence, voire le pur non-être mais la
plénitude charnelle d'un monde infusé par la parole.
Certes, nul moins que Renaud Camus ne me paraît enclin à
la rêverie vaporeuse qui prendrait prétexte de
l'excès de chair (le corps, et d'abord celui de l'auteur, dans
ces pages du Journal, occupe ainsi une place
prédominante (1)) pour
s'évader facilement dans les ailleurs désincarnés,
éthérés. En somme, comme Bonnefoy qu'il admire,
Camus pourrait être l'auteur d'un Anti-Platon, en ce
sens que le monde des Idées qui bien évidemment n'est
nullement nié, ne jouit cependant d'aucune prérogative
ontologique aux yeux de l'auteur ou, pour le dire plus clairement : il
n'y a pas, pour lui, d'arrière-monde. Quelle est la
caractéristique la plus étrange de cette parole charnelle
? Tentons, une deuxième fois, de surprendre (ou de choquer ?) en
affirmant que cette parole, cette prose du monde est, ne peut
être que le silence, non point une absence (de bruits, de
paroles, de chants) mais une plénitude. Le silence est la parole
réelle ou véritable, la réelle présence
de la parole. Je ne connais point suffisamment les nombreux
écrits de Renaud Camus pour oser pareille interprétation
que l'auteur peut-être contredira. Ou plutôt, ce n'est pas
tant cette interprétation qui me gêne, appliquée
à ce que je comprends de la conception (disons-le vite : cratylienne,
parfois même logocratique (2)) du langage qu'a échafaudée Camus que
les implications qu'entraîne cette interprétation (3). Si je rapproche en effet cette
idée de certain texte énigmatique et splendide de Walter
Benjamin intitulé Sur le langage en général
et sur le langage humain (4)
où l'auteur prétend que la surdénomination
(grossièrement résumée, l'idée selon
laquelle le langage édénique a été
réduit au bavardage) à laquelle Adam s'est livré a
plongé la nature dans le mutisme, je ne puis qu'affirmer
plusieurs évidences à l'endroit de ce qui se trame dans Rannoch
Moor. D'abord, nous l'avons vu, Renaud Camus est moins le peintre
de la plénitude que celui de l'absence, voilà qui est
entendu. Contemplant la nature vierge, l'écoutant, cette
plénitude est silence. Pourtant, ce silence n'est absolument pas
vide, manque ou absence : c'est le mode de présence de la
parole, c'est la réelle présence de la nature,
humiliée ajoute Benjamin, humiliée parce que l'homme, ce nommeur,
a été déchu, par sa propre faute et
prévarication, de son rang insigne, unique dans la
Création puisque, nommant les êtres et les choses, son
pouvoir est (était) pratiquement illimité.
Dès lors, depuis cette chute, la Nature sommeille dans la
torpeur, non : dans la tristesse, comme le précise une
fois encore Benjamin. Elle attend, prostrée, que l'on daigne
l'écouter, que l'on daigne recevoir ce qu'elle murmure depuis
des millénaires. Que dit-elle ? Son écoute est silence,
le silence est sa parole, la création n'expose rien d'autre que
l'essence de la parole qui est le silence : «car la nature
écrit le philosophe, est tout entière traversée
par un langage muet et sans nom». Le mutisme de la
création, lorsqu'un écrivain de race (j'ose le mot, tant
pis pour les imbéciles), Renaud Camus, tente d'écouter
celle-ci, devient chant silencieux, réserve, pudeur, langage qui
est silence, silence qui est le langage de la création, puis don
d'une écriture née du silence, qui aura su
s'imprégner de cet infime moment, celui que Renaud Camus aime
immensément (5), moment
délicat, miraculeux, qui sépare la tombée du jour
de la levée de la nuit : la montée des grandes eaux
nocturnes qui feront silence sur la création apaisée,
peut-être rédimée par le regard, l'écoute et
la parole confiante de l'écrivain pouvant alors, d'une
écriture libre, conjurer la tristesse où gémit la
nature, se moquer du mutisme où les imbéciles tiennent
son aventure rare et fière : «Cependant la mer aussi est
un manque, un défaut de la consistance, une
échappée vers l’incontingence – surtout lorsqu’elle se
présente sous la forme de ces lochs maritimes qui sont tous
tendus vers le soir, au nord-ouest, comme s’ils imploraient le
crépuscule d’été de venir leur mettre le feu. Lui
s’exécute, et eux, aussitôt, sont autant de ports du
Lorrain, mais sauvages, énormes, avec des walhallas de rocs en
guise de villas Médicis, des grottes de Fingall en fait de
propylées, des chaussées des Géants pour servir de
wharf. Si des embarquements se préparent là, ce n’est pas
pour des saintes et des reines blessées, plutôt pour des
bardes furieux et pour des dieux casqués, briseurs
désinvoltes de crânes» (p. 463).
Notes :
(1) Je prends
prétexte du fait que, dans Rannoch Moor, Camus s'est
remis à ses chères études de grec pour noter qu'il
est évidemment sarcophile (du grec sarx, la
chair) plutôt que sarcophobe. Nul doute que les petits
malins tireront un ironique profit de la curieuse consonance de ce
terme, en cette période d'intenses campagnes politiques plus ou
moins déclarées...
(2) Voir par exemple page 705 de Rannoch
Moor, où Camus écrit : «[Ce] terme [glossogonie],
qui ne figure dans aucun dictionnaire, paraît assez
méprisant, dans ce contexte [celui visé par Pierre
Chantraine]. En soi il n’est pourtant pas péjoratif, il me
semble : glossogonie, génération de la langue,
origine séminale de la langue, semence de la parole – qu’y
a-t-il de plus fascinant ?». Voir encore cet autre passage (p.
65) où Camus note explicitement que : «Pas plus que
l’esthétique, la langue n’est un ornement qu’on peut poser ou ne
pas poser, plus ou moins délicatement, sur l’hypothétique
«réalité des choses». L’esthétique et
la langue sont au contraire ce qu’il y a de plus
«réel», ce qui touche le plus exactement la
vérité : la fomente, à la fois, et la
révèle.» Apparaît ainsi de nouveau, avec quel
éclat dans ce tome du Journal, l'évidence selon
laquelle la théorie sur le langage que fait sienne Renaud Camus
est à bien des égards proche de celle défendue par
une lignée d'auteurs prestigieux tels que Vico, Maistre, Hamann,
Kraus ou encore, à notre époque, Pierre Boutang. On sait
que George Steiner ajoute à cette liste pour le moins
hétéroclite (même si je ne crois point me souvenir
qu'il nomme Hamann) Martin Heidegger, oubliant bizarrement, ou
plutôt taisant les noms d'Hello, Bloy ou Bernanos.
Maurice G. Dantec, lui aussi, pourrait à mon sens parfaitement
prendre place au milieu de ces écrivains.
(3) Implications exposées par
exemple dans mon long article sur la parole selon Joseph de Maistre
(voir le Dossier H consacré à cet auteur, sous
la direction de Philippe Barthelet, éditions L'Âge
d'homme, 2005, article repris dans ma Littérature à
contre-nuit, A contrario, 2005).
(4) In Oeuvres I (Gallimard,
coll. Folio Essais, 2000, pp. 142-165).
(5) «[…] et ce fut un moment
inoubliable, vers huit heures du soir, sur une véritable plage,
à l’entrée du petit loch Laidon, qu’on atteint en
marchant un peu, pas beaucoup, après avoir enjambé la
voie du chemin de fer, à l’ouest encore de Rannoch Station. Nous
aurions pu faire là notre pique-nique vespéral, dans ce
site aux vastitudes d’autre monde, où de larges eaux se
tendaient vers le soir, et vers des montagnes pour des dieux
barbares» (Rannoch Moor, p. 437).
Juan Asensio