Renaud Relieur
Notes sur Est-ce que tu me souviens?,
de Renaud Camus, P.O.L, 2002,
Par Olivier Deprez
 
 
 

Car j'aimerais conclure en vous rappelant cette chose que je crois étonnante et insuffisamment commentée, c'est que les noms mêmes d'Hésiode et d'Homère signifient, Hési/Odos et Om/E/Ros, le "Couseur de Chants" et le "Relieur de Vers".


 
 
 
 

C'est en effet par cette sublime remarque de Mark Alizart que s'annonce la fin du livre de Renaud Camus Est-ce que tu me souviens? tiré de son hyperlivre Vaisseaux Brûlés (si tant est que l'on puisse encore parler de "fin" pour ce texte). Dans le contexte qui est le nôtre, à quel degré du sens que ce soit, la question du lien, de la liaison, est devenue essentielle.

Entamons le commentaire du livre de Renaud Camus par le biais du rapport entre l'écriture électronique et l'écriture sur papier. L'on nous pardonnera nous l'espérons de prendre une oeuvre d'une telle densité lyrique par un côté aussi formel, mais, comme nous ne tarderons pas à le voir, rien de sensé ne saurait être dit si cet aspect des choses n'est point un tantinet éclairci.
 

Rappelons d'abord l'épigraphe rilkéenne qui orne la page d'ouverture du premier opus papier des Vaisseaux Brûlés :

Salut l'esprit, qu'il nous remette en liaison !

Prenons le poète au mot. Relions.

L'écriture électronique pose un ensemble de problèmes nouveaux à la littérature. Son modus vivendi revivifie les notions littéraires. Comme le remarque Renaud Camus dans un volume de son Journal (Fendre l'air, je crois, mais je cite de mémoire), les métaphores n'ont plus le même sens lorsque l'on écrit sur un écran, peut-être même convient-il de les changer. L'apparition d'un nouveau moyen technologique ne peut manquer de modifier en profondeur la chose écrite. Écrire sur un parchemin n'est pas tout à fait la même chose qu'écrire sur une feuille de papier et écrire sur une machine à écrire n'est pas encore la même chose qu'écrire sur un ordinateur. C'est enfoncer une porte ouverte que d'écrire cela, mais sommes-nous prêts à accepter l'affirmation selon laquelle un livre publié sur un site internet n'est absolument pas le même livre lorsqu'il est publié sur papier en dépit du fait qu'il s'agit du même texte pour les deux publications.

L'écriture électronique a remis l'accent sur le support et sur l'outil scripturaire. Ce souci est très diversement partagé parmi les écrivains contemporains. Songeons au travail d'un Axel Hardivilliers, cité dans Est-ce que tu me souviens?, publié aux Impressions Nouvelles, qui, de manière magistrale, met en évidence les aspects matériels de l'écriture : choix d'un cahier dont la page détermine l'unité du paragraphe et du sens, choix d'un outil, le banal stylo-bille en l'occurrence, apte à saisir la rapidité du scripteur. Songeons également aux recherches actuelles de la critique kafkaïenne qui place au centre de ses intérêts l'espace concret de la page comme lieu par excellence de l'arpentage du scripteur (1).

L'écriture électronique aiguise la sensibilité au support et est moins une menace pour le livre qu'une source de transformation de l'écriture. Passant de l'écran à la page, le texte se métamorphose. Par ce passage, le texte prend conscience de son inscription dans la matière et, en quelque sorte, se fait chair.

Paradoxalement, le plus personnel des livres de Camus ne contient pas une ligne écrite de sa main. L'écriture électronique modifie complètement la donne quant à la fonction auctoriale. L'une des spécificités de l'écriture électronique est de contenir virtuellement et explicitement des liaisons avec d'autres textes, voire avec autre chose que du texte. Les limites textuelles sont donc plus incertaines. Où commence un texte? Où finit-il? A quel moment de la lecture digressive doit-on considérer que l'on a quitté le texte? Ne quitte-t-on jamais plus le texte? Le réseau, n'est-il qu'un texte sans fin? D'un point de vue strictement juridique, dès lors, qui est l'auteur de quoi? Bien malin qui peut répondre à cette question embarrassante, ce n'est pas en réglant les choses à coup de copyright que l'on y répond. Le droit a des limites herméneutiques en matière de littérature.  Ce que ne peut résoudre le droit, l'écrivain le peut, non pas en donnant une réponse mais en écrivant.

La spatialité textuelle qui fait qu'un texte a un début et une fin n'a plus cours. Écrire sur la Toile, c'est intégrer un texte dans un réseau touffu de liaisons. Le domaine textuel n'est plus aussi strictement borné parce que tout simplement il suffit de cliquer pour passer d'un texte à l'autre. Les liens dénouent l'espace littéraire, le déplient quasiment à l'infini.

Outre les notions de texte, de support, d'outil et de fonction auctoriale, c'est la notion même de ce que c'est qu'écrire qui se modifie sous la poussée des pratiques électroniques. Ce n'est pas au niveau du style que l'écriture change. D'ailleurs, le style de Est-ce que tu me souviens? ne paraît pas neuf pour qui connaît l'oeuvre camusienne et ne serait-ce que quelques rudiments de l'histoire de la littérature ancienne ou moderne. L'on évoquera aussi Montaigne et tous les écrits de la tradition qui consistent en de vastes et savantes compilations. Ce n'est pas le style qui importe. Il faudrait dire, ce n'est plus le style qui importe. Pourtant le style n'est-ce pas le tout du livre? Ôtez le style à quantité d'écrivains et il ne reste rien. Il y a donc autre chose de plus important. L'une de ces choses, la littérature électronique nous l'a apprise très simplement. Pour bâtir un ensemble, il faut créer des liens. L'écriture électronique est une écriture de la liaison dont l'objet et la spécificité est la création de liens. Pas d'hyperlivres sans liens. Pas d'hypertextes sans liens. Le lien plus que le style devient l'enjeu de l'écriture électronique. Pour écrire platement dis-moi ce que tu relies et comment tu le relies et je te dirai quel écrivain tu es.

Mettre l'accent sur la liaison, sur le passage, a des conséquences multiples. L'une de ces conséquences est la remise en cause de l'autoréférentialité et de son corollaire le dogme de l'illusion référentielle.  Il ne s'agit, bien entendu, pas de revenir à un prétendu réalisme qui ferait que le réel serait entièrement contenu dans la phrase qui le décrit. Dans le cas de l'écriture camusienne, il s'agit au contraire d'interroger les liaisons entre des pages et un paysage (cf. les Topographies) entre le quotidien et la page (cf. les Journaux), entre l'écriture elle-même et les autres arts (cf. les Écrits sur l'art).
Le jeu autoréférentiel  qui est une marque de l'écriture moderne continue à s'affirmer puisque très visiblement un texte dont le souci est le lien en tant que tel ne cesse de nous parler de liaisons. La critique camusienne de l'autoréférentialité ne fonctionne donc pas sur le mode de la tabula rasa. Ce qu'il faut saisir, c'est que chez Renaud Camus, le lien de soi à soi du texte n'est qu'un lien parmi d'autres. Autrement dit, l'autoréférentialité n'est plus impérative, elle est corrélative, ce qui est tout autre chose. Elle n'est qu'un moment de l'interrogation sur ce que c'est que relier des phrases entre elles. Ce qui s'affirme, c'est donc moins l'ipséité textuelle que la faculté du texte à relier .

C'est également au sein des paragraphes que s'ébauche la quête des liaisons. J'ai montré dans un article précédent comment un morphème pouvait relier un texte, comment le morphème "ger" nous fait passer d'une région de France à la philosophie moderne. Engager l'écriture sur les sentiers des liaisons, c'est ouvrir le texte à la totalité du monde. La figure de la fenêtre ouverte est un signe majeur de l'écriture camusienne. Qui n'a pas le goût des fenêtres ne devrait jamais lire Camus.
 

Est-ce que tu me souviens? est de ce point de vue une ouverture à 360°. L'écriture camusienne y atteint son acmé. Pour Camus, la parole la plus personnelle est la parole la plus ouverte, la plus hospitalière.  L'on sait combien est chère à l'auteur la notion amphibologique de l'hôte, tour à tour celui qui accueille et l'accueilli.  L'art d'écrire consiste donc plutôt à rassembler les phrases, à les relier plutôt qu'à les écrire. Le texte parmi de nombreux autres leitmotivs insiste donc régulièrement sur le lien.

Dans un monde qui ne cesse de se défaire de ce qui encombre ses soucis exclusifs de productivité, l'enjeu d'une écriture de la liaison est tout sauf accessoire (2). Si l'écrivain a encore un rôle à jouer aujourd'hui, c'est bien celui de rendre perceptibles aux hommes les liens entre les êtres, entre les êtres et les choses, entre les mots et le monde. Une telle parole qui ne serait pas la continuation d'une existence serait on ne peut plus vaine. Or les lecteurs du Journal et plus spécifiquement des derniers volumes publiés tout récemment, Derniers Jours et Hommage au carré, savent que Renaud Camus se fait un devoir de relier la vie, l'art, l'écriture et le monde à ses dépens, hélas, le plus souvent.
 

Olivier Deprez
Bruxelles, mai 2002.
 

(1) Cf. Le Regard de Franz Kafka. Dessins d'un écrivain, Jacqueline Sudaka-Bénazéraf, Maisonneuve & Larose, Paris, 2001.

(2) Il faudrait dans un autre texte réfléchir à l'émergence de cette conception de l'écriture comme mode de la liaison. Parmi les auteurs-relieurs, on trouverait forcément Sören Kierkegaard. Il n'est pas insensé de soutenir qu'une relecture du corpus kierkegaardien sous l'angle de l'auteur-relieur  modifierait radicalement notre perception de cet écrivain. Par ailleurs, Kierkegaard via Robbe-Grillet est présent dans le texte de Est-ce que tu me souviens?, Robbe-grillet ayant publié récemment un roman, La Reprise, qui s'appuie sur la catégorie kierkegaardienne de répétition.